Prendre le large
"Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large."
Herman Melville, Moby Dick
C'était de toute évidence un ancien corbillard devenu camping-car.
Pas facile de dormir là-dedans, on s'en doute.
Alors le propriétaire avait écrit sur la page noire un texte tout blanc d'écume et d'embruns, qu'il avait emprunté à Melville.
C'est ainsi qu'il avait pris le large, lui qui dormait aussi à l'étroit dans sa couchette qu'un naufragé dans son cercueil.
Avec ses vagues de mots, il avait transformé son fourgon funéraire en vaisseau fantôme, et ses funèbres pompes en pompeuse épopée.
Il nous faisait la leçon à tous, badauds qui nous arrêtions pour déchiffrer sa prose.
Les mots ont le pouvoir de changer les corbillards en baleinières.
Les mots ont le pouvoir de changer les citrouilles en carrosses.
Les mots ont le pouvoir de changer les heures noires en romans.
Les mots ont le pouvoir de changer les baleines en démons.
Les mots ont le pouvoir de changer les marins en géants.
Les mots ont le pouvoir de changer les badauds en poètes.
Les mots ont le pouvoir de changer le monde - le monde entier - en mots.