Des poissons et des hommes
Au Muséum, j'ai vu aussi ces poissons fossiles. J'ai oublié de noter leur nom, mais qu'importe ? La réalité qu'ils expriment est si brute, si nette, si universelle, qu'il n'est pas besoin de noms pour que chacun la reconnaisse.
Il semble que la mort, brusquement tombée sur ce gros poisson avalant un plus petit que lui, ait figé à jamais la scène de vie la plus fondamentale, la plus centrale. Illustrant ainsi puissamment sur ce bout de calcaire la loi éternelle, qui veut que chacun mange chacun - que les gros poissons mangent les petits, qui eux-mêmes avalent goulument le plancton...
Cela sans fin et sans limite, quitte à étouffer parfois de cette avidité insatiable, comme paraît l'indiquer le sort funeste du mangeur, sur ce curieux fossile...
Un pessimiste discernerait là l'expression d'une sombre Création, où le "struggle for life" tient lieu d'unique loi, sauvage et désespérée.
Un optimiste, un sage, y verrait, peut-être, la simple beauté des courses de relais - la vie passant comme un flambeau d'un être à l'autre, sans autre but que la pérennité et la splendeur de la course elle-même - de même que les étoiles ne grandissent et ne meurent au ciel que pour tracer des voies lactées et des chemins de lumière tournoyants dans l'éternité des mondes.
Et moi, naïve, je ne peux m'empêcher de me demander ce qu'il en est de l'humanité, dans cette vaste lutte des appétits, dans cette course immense où la vie ne naît que pour donner la mort, sous ce ciel où Chronos ne songe qu'à tout dévorer. La loi des poissons s'applique-t-elle aussi aux hommes ?
La brutalité si largement répandue parmi eux pourrait évidemment faire penser que oui. C'est ce que soutiennent les pessimistes, sans relâche, et souvent ce qu'acceptent les sages, en soupirant, tournant les yeux vers les étoiles pour ne plus voir la terre.
Pourtant, ai-je pensé derrière cette vitrine apaisée du Muséum vers laquelle m'avaient guidée d'aimables gardiens enjoués,
pourtant, aux hommes a été donné ce qui ne fut jamais donné aux poissons : le pouvoir de se tenir un peu à distance, penchés au-dessus des grands casiers de bois, debouts derrière la paroi de verre.
Et, derrière cette vitre claire, dans la pénombre où palpite, à défaut de la grande lumière des astres, la légère lueur des ampoules humaines, la faculté de méditer, de mettre en ordre le monde, et eux-mêmes, selon d'autres lois, qui pourraient être celles de la connaissance, du bonheur - et de la générosité.
Les trois lois qui règnent ici, après tout, par la calme volonté de quelques uns, dans cette salle obscure d'un modeste musée de province.