Petits b^^a^^teaux
Longtemps, j’ai écrit bateau bâteau. Avec un accent circonflexe. J'aimais tant dessiner cet accent - comment aurais-je su que ce signe, tardivement introduit en français par d'abstrus grammairiens qui l'importèrent du grec, était l'un des plus artificiels de notre langue ? - Je le trouvais si beau... et, depuis ma caverne d'enfant réinventant le monde, cette petite voile, cette douce vague, ce joyeux coup de chapeau, cet envol ailé, me semblaient revenir de plein droit, d'éternelle et maritime nécessité, à l'idée de bateau.
De ce simple mot bateau, abstrait, distant, insaisissable, poussant jusqu'à leur terme les leçons de mes livres d'orthographe qui m'imposaient de donner sens à tout, je faisais un idéogramme - ou plutôt, je crois, un origami, quelque chose qui avait la forme de ma pensée.
ll me fallut cependant bien vite apprendre que mes petits b^^a^^teaux circonflexes - châteaux de mes rêves entêtés, bâtiments démâtés, pâles fantômes enchevêtrés, flâneurs des îles et rôdeurs des tempêtes - n'étaient qu'erreurs et gribouillis de cancre, fautes infâmes à rayer d'un trait rouge.
Devant tant de rouge en colère, j'ai fini par le rentrer dans sa coquille, mon accent condamné par l'Académie. Et pourtant... et pourtant, aujourd'hui encore, le joli circonflexe est toujours prêt à se poser comme un nid de pie, sur ce premier a un peu renflé que je dessine à mes bateaux, sur tous les papiers où je les couche, de mon crayon qui glisse en coup de vent.
L'orthographe, aux règles si complexes qu'elles défient le bon sens, l'orthographe impossible à réformer,
expression du désir d'ordre et d'autorité,
de l'amour de la tradition,
du goût de s'en remettre à plus savant,
du désir d'exclure ceux qui ne savent pas,
acharnement jusqu'à l'absurde de la raison raisonnante,
chasse donnée à la fantaisie,
haro sur le futur et les transformations,
déni souvent de la simple réalité,
mais aussi source de toutes nos révoltes,
incitation à la rébellion apprise dès l'enfance,
porte des rêves où les lettres s'enfilent comme des perles,
douce invite à la poésie qui donne tout leur poids aux mots,
l'orthographe, donc, telle qu'on la conçoit dans ce pays, armée de lois en plusieurs tomes et de redoutables dictées, me semble être beaucoup plus qu'une science anodine : une vision du monde, à la fois forte et étouffante, sévère et fascinante, tout à fait suspecte, et pourtant féconde, à sa façon.
Je crois le culte français de l'orthographe comparable au culte confucéen du rite, en Chine.
Et de l'orthographe, comme de Confucius, je ne sais vraiment pas ce que l'avenir fera.