Perception

Publié le par Carole

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Perception - le mot dansait au flanc du canot rouge que le soleil d'avril, au bord de l'Erdre, faisait palpiter comme un drapeau contre le bleu de l'eau. Je me suis approchée.
Il y avait là toutes sortes d'embarcations à louer, des jaunes, des bleues, des vertes, et des rouges encore.
Le canot marqué perception était tout simplement celui du loueur.
Ainsi, ce mot qui m'avait irrésistiblement attirée, perception, n'avait d'autre intention que d'indiquer, avec une administrative et pompeuse élégance, à quel endroit les clients désireux d'aller sur l'eau sombre devaient déposer leur obole. 
Pourtant, pourtant...  perception - cela luisait et palpitait si intelligemment, oscillant en clin d'oeil sur les courtes vagues du petit port...
Perception - le Charon qui avait inscrit ce mot, noir comme la nuit, sur cette coque rouge comme un soleil couchant, par-dessus l'eau vacillante qui le faisait sans répit grimacer dans ses reflets, était poète et philosophe.
Perception - tout était dit.
 
Perception, barque légère, tu glisses sur le monde, tu nous unis à ce qui est.
Par toi, sans hâte, nous entrons dans l'eau et le ciel, dans la lumière et l'ombre. 
De l'éclat du soleil, de la brume du soir, du rayon bleu des lunes pâles, tu fais notre mémoire.
Dans la chaleur, dans la douceur, dans le froid des matins et dans les nuits glacées, tu es notre présence.
Tu mêles à l'âcre odeur des vaselières les parfums des jardins lointains.
Dans le grondement des bateaux-mouches qui nous dépassent, tu nous laisses entendre le cri des mouettes sur les vagues, l'appel rauque des cormorans, et même le vol soyeux des oies qui vont, très haut, très loin, là-bas.
Le rythme heureux du coeur, l'ampoule qui se forme, sur les doigts las, au frottement du bois, le souffle harmonieux du rameur, la raideur s'installant sous la nuque, telles sont tes vérités, contraires et certaines.
Sur les miroirs où tu emportes nos regards, tous nos chemins s'égarent. Maîtresse d'illusions, reine des trahisons, tu es notre grain d'erreur et notre part de beauté. Trempant nos mains dans tes reflets qui fuient, nous y puisons cette gorgée de rêves qui apaise la soif.
Aux ombres que tu contournes tant de choses nous sont cachées, aux rives que tu frôles sont tapis tant de secrets, qu'il nous semble toujours, au bout du lent, du long voyage auquel tu nous convies, qu'il ne peut s'achever.
 
Perception, tu es dans tout ce qui va, tu fuis dans tout ce qui passe, tu es la vie qui vient, qui glisse et qui nous laisse, tandis que les feuilles fanées, tombant des arbres aux ombres longues, se froissent et tourbillonnent au bord de notre barque fatiguée, sur l'eau qui s'assombrit en direction du Styx.

Publié dans Fables

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