Zone à risque
C'était hier soir, dans le tram, la nuit était tombée. Je rentrais du travail, et je lisais, heureuse d'avoir pu trouver une place assise. Nous venions de quitter l'arrêt Landreau. Le terminus se rapprochait, et la rame commençait à se vider. Tout à coup le chauffeur a fait une annonce : "Mesdames, messieurs, nous entrons dans la zone où sévit le vol à la tire. Je vous engage à faire très attention et à bien surveiller vos affaires."
Aussitôt, l'homme assis en face de moi a regardé fixement la couverture de mon livre : c'était J'aurais voulu être égyptien, d'Alaa El Aswany... Mal à l'aise, j'ai refermé le volume... L'homme a de nouveau posé sur moi son regard méfiant, comme s'il avait voulu me percer à jour, puis il s'est levé pour se diriger vers la porte. Nous étions loin encore pourtant de l'arrêt suivant - Souillarderie.
Troublée, j'ai serré mon sac à main, traversée par une pensée nouvelle et préoccupante : qui, parmi nous, était un voleur à la tire ? C'était cet homme, peut-être, ce moustachu à l'air louche, qui m'avait si bizarrement regardée, avant de prendre la fuite ? Ou bien ce jeune vêtu d'un blouson de cuir, de l'autre côté de l'allée, affalé sur son siège, endormi, ou plutôt, non, qui faisait semblant, certainement, de dormir... J'ai vérifié anxieusement le contenu de mon sac... il n'y manquait rien, et je me suis sentie soulagée, presque surprise... J'ai vérifié encore... Près de la porte le moustachu regardait fixement au-dehors, il paraissait avoir hâte de descendre. Personne ne parlait dans la rame, mais on entendait remuer discrètement... J'ai regardé autour de moi : tous ceux qui avaient un voisin, une voisine, inconnu, inconnue, se levaient, changeaient de place, s'écartaient... Quant au jeune en blouson de cuir, il venait, étrangement, de se réveiller, et serrait dans ses mains, prêt à le défendre contre tous, son téléphone portable. Il n'y avait plus dans le tramway envahi d'obscurité, où jouaient les troubles reflets du dehors, que des passagers solitaires, crispés sur leurs affaires.
Nous étions entrés dans la zone où sévit la méfiance.