Narcisse
Nantes - Jardin des Plantes - Statue dite de la "femme qui tient son enfant dans les bras"
Au Jardin, une statue de femme se mire dans l'eau d'un bassin bordé d'iris.
Elle tient dans ses bras un enfant.
Mais elle a oublié, entièrement oublié cet enfant, qui va tomber peut-être, et se noyer, disparaître, on le pressent, sous la poussée de l'amour tout-puissant qui l'a chassé du coeur fasciné de sa mère. Penchée sur l'eau, dans l'admiration de sa propre beauté, la femme reste là, figée, mère indigne, disparue à tout. Merveilleuse amoureuse passionnée d'elle-même : Narcisse.
La femme Narcisse était assise dans le tramway l'autre jour. C'était elle, ma statue, une jeune fille cette fois, qui tenait un miroir de poche. Indifférente à tout, ne voyant personne autour d'elle, saisie par sa propre beauté au miroir, elle rectifiait une mèche, corrigeait le cerne noir de ses yeux, lissait ses joues de poudre tendre, repeignait ses lèvres en rose, avec un soin fascinant, une passion touchante. Cela dura tout le temps de son trajet, dans le tramway cahotant et bondé, jusqu'au terminus. Penchée sur son image, immobile et morte au monde, elle était absorbée dans l'amour d'elle-même avec tant de force et de certitude que la regarder était aussi bouleversant que de rencontrer un couple de vrais amoureux, main dans la main. Car Narcisse s'aime d'un amour pur, absolu, parfait, qui vaut tous les amours.
Les Fables sont écrites partout dans la Ville, au Jardin comme sur les sièges durs du tramway. Elles sont si anciennes. Bien décidées à ne jamais disparaître, à renaître toujours, partout, toujours nouvelles, inscrites dans les pierres sculptées, vivantes dans ces pierres vives que sont les hommes. Dans sa grande rumeur bavarde d'humanité, la Ville est la plus remarquable, la plus prodigue des fabulistes. - Un livre inépuisable.