Mannequins
"Le chapeau à la main il entra du pied droit
Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu'on se vête"
Guillaume Apollinaire - L'Emigrant de Landor road
Ce mannequin dans sa vitrine dansait tout à fait comme une ballerine à l'entraînement, esquissant pour se délasser devant le miroir un simple et léger balancé. Les plis blancs de sa robe paraissaient frémir, le tissu tournoyait en tutu autour de son corps immobile et rigide, et ses pieds nus esquissaient solitaires le mirage d'un pas de deux.
C'était si étrange, ce mélange de la danse et la raideur du plastique, cette alliance de l'étoffe légère et claire et du corps décharné dont le noir luisant et chargé de reflets excluait toute idée de vie, devant ce miroir où s'approfondissait le mystère, et où apparaissait comme une énigme une autre jupe - aux plis jaunes.
Et si les deux femmes vivantes, au fond de la boutique, paraissaient moins réelles que la danseuse d'ébonite, ce n'était pas seulement à cause de l'éloignement.
Nous marchons dans les rues des villes comme dans les allées de jardins fantastiques où des statues de plastique nous regardent, enfermées dans leurs pavillons de verre. Des foules de mannequins silencieux au corps sombre ou très blanc, quelquefois transparent, posent sur nous leurs yeux éteints - ou lèvent vers le vide des visages absents par-dessus leurs cous tranchés - car on voit de plus en plus de mannequins sans tête.
Fantômes et décapités en habits de couleurs, debout dans la lumière, ils dansent, immobiles et rigides, sous les arcades et sur les scènes de nos mondes urbains, les figures impeccables de la séduction et de la perfection humaines.
Nos villes ressemblent tout à fait à des tableaux de Chirico.
Et comment savoir si c'est la prescience de l'artiste qui a peint à l'avance notre réalité, ou si notre oeil, s'habituant peu à peu à l'univers du peintre et en assimilant les formes - de vulgarisation en imitation, toutes les grandes oeuvres finissent par atteindre la foule - a recréé le monde à l'image des oeuvres ?
A moins que - comme semble l'avoir compris ce peintre métaphysique, frère du grand Alberto Savinio, ami d'Apollinaire, et lui-même éternel émigrant - toute réalité, d'elle-même, ne tende à devenir sa propre abstraction, fantôme qui viendrait tristement à notre rencontre avant de disparaître ?
Giorgio De Chirico, Muses inquiètes