Magie des commencements
Blois - rue Porte-Chartraine
À chaque rentrée scolaire, nous allions "chez Labbé". C'était alors une petite librairie perchée autour de ses escaliers tremblants, et tenue par de vieilles personnes empressées. Nous achetions des cahiers Clairefontaine que je choisissais toujours bleus, et des crayons Caran d'Ache pour peindre avec les doigts. Puis nous passions au comptoir prendre livraison des manuels de l'année, que l'ennui pâlirait bientôt, mais qui sentaient encore le papier frais glacé et l'encre de septembre.
Dans la rue Porte-Chartraine, en sortant, je levais toujours les yeux vers ces deux plaques bizarrement jumelles. Quel mystère pouvait donc bien unir le prestidigitateur et le chocolatier, pour que le destin ait choisi de les loger à leurs débuts à la même enseigne de banalité, dans la même maison grise ? Était-ce grâce au magicien qui l'avait précédé que les modestes étals du jeune confiseur avaient pu bâtir brique à brique ces usines miraculeuses qui répandaient sur la ville entière leur chaud parfum de chocolat ? Comment était-il possible qu'Auguste Poulain, ce monsieur si malin qui distribuait des images aux enfants et qui avait fait construire derrière la gare un château de magicien à tourelles, ait pu un jour habiter cette vieille demeure sombre ? Était-il vraiment imaginable, en outre, qu'un prestidigitateur en chapeau haut de forme ait pu se présenter au monde sous l'apparence d'un nourrisson vagissant ? Par quelle magie inexplicable et délectable tant de métamorphoses avaient-elles pu avoir lieu, et prendre naissance ici, précisément ici, dans cette maison ?
Serrant tout contre moi mes livres et mes cahiers au parfum de rentrée, attendant dans la rue ma mère qui bavardait avec les dames libraires, j'interrogeais les inscriptions. Car il y avait là-haut dans ces mots en miroir quelque chose... quelque chose qui me semblait bien terni et plus mort qu'une pierre tombale, mais dont je percevais pourtant très vaguement l'importance vivante, quelque chose qui se murmurait comme un secret presque effacé sur les vieux murs, et qui s'alliait mystérieusement au papier tendre des cahiers neufs, aux crayons bien taillés et rangés dans leur boîte, et même aux lourds manuels qu'on n'avait pas encore recouverts de cet impitoyable kraft qui allait tout gâcher. Quelque chose que je ne comprendrais que bien plus tard, quand je l'aurais perdu...
Magie des commencements.