Lumière dans la nuit
Je vous parlerai aujourd'hui de bien peu. Juste d'une lueur serpentant sur la suie, d'un clair-obscur rêveur au rebord des ténèbres.
Je vous parlerai d'un simple objet, sans valeur et si vieux, d'une plaque de fonte, toute noircie de suie, qui veille au fond d'une cheminée de granit.
C'est un cadeau de mon grand-père, qui lui-même m'avait dit l'avoir reçu en cadeau. De qui donc ? je ne sais. Il était question dans son récit d'une vieille ferme qu'on démolissait, quelque part dans la Creuse, du coup de main qu'il avait apporté au déménagement des pauvres biens...
Mon grand-père avait toujours rêvé d'avoir une cheminée, mais, s'étant obstiné à la construire lui-même - il tenait à la fois de Robinson et de Cyrus Smith, mâtinés tout de même de la naïve confiance de Ned Land - , jamais il n'en obtint que dépit et fumée. Il est si difficile de bâtir son foyer...
Je crois que ce fut l'un des désastres de sa vie, un rêve abîmé de jurons, de sombres nuages et de moqueries fuligineuses...
Parfois, le soir, dans notre cheminée - une vieille, large cheminée de ferme, si incongrue dans le "séjour" d'un pavillon banal, mais qui aurait enchanté mon grand-père -, nous faisons une courte flambée. Alors la plaque noire de suie, au dessin d'habitude illisible tant il est recouvert, s'anime et reprend vie, palpitant sous la flamme. On voit paraître, caressée par le feu, une douce Madeleine avec son petit pot, près d'un Christ barbu voyageur, tendant ses pieds las près du puits, sous l'arbre de la Samaritaine. Comme si l'artisan méditant avait mélangé les deux scènes antiques.
Ils n'ont pas l'air du tout, d'ailleurs, ces deux-là, sous la flambée qui chante et murmure en ruisseau, de venir de la Bible, on dirait bien plutôt deux voyageurs heureux, dans un coin de campagne, qui se seraient rencontrés au bout de leurs longs chemins opposés, et qui se parleraient un moment, et se tendraient la main, étonnés de se sentir si proches l'un de l'autre.
La flamme illumine leurs visages de suie, les arrache un moment à l'obscur, dans la lueur qui passe ils parlent et se sourient.
Et nous, devant la cheminée dont avait si longtemps rêvé mon grand-père, nous regardons s'éclairer cette scène où se mêlent et se fondent, à la souple lueur de la flamme qui danse, tant de symboles, si souvent oubliés - du pardon, de la tolérance, de la générosité, de l'amour et de l'espérance.
Depuis combien de siècles est-il mort, le vieil artisan de la Creuse qui en creusa le moule, suivant au bout de son marteau vibrant, à la pointe rougie de ses tenailles, le tremblement songeur, la pensée sinuante du feu qui murmurait ?
Sans doute voulait-il nous rappeler, en offrant cette image si douce à la suie, et à l'ardeur du feu, qu'il n'y a pas de plus pure lumière que celle-là, surgissant un instant dans la nuit du monde - l'universelle lumière de la bonté qui rêve.