Libellule
"Le mot qui la nomme est magnifique. Tout de grâce, de légèreté. Il possède lui aussi quatre l. Ainsi la libellule est-elle une symbiose parfaite de la nature et de la langue, de la biologie et de l'orthographe." (Bernard Pivot)
Libellule, c'est vrai, ton nom est un poème.
Non seulement parce qu'il contient les quatre l tout battants de tes ailes,
mais aussi parce qu'il te contient toi-même si belle,
et qu'il t'emporte au ciel d'un trait de plume et d'eau fraîche, dans l'aérienne et minuscule bulle de ton vol d'angelot.
Surtout, songes-y, libellule, c'est un nom qui commence comme le mot le plus beau de ce monde, qui est le mot liberté. Un nom plein de promesses.
Libellule, tu dansais sur la rive, j'ai suivi du regard l'arc-en-ciel frêle et rapide que tu traçais, entre eau et soleil, sur la page du jour.
Tu t'es posée, comme une feuille frémissante de toutes tes nervures transparentes, sur la haute tige d'une ombelle que les jardiniers avaient récemment fauchée.
Là, je t'ai vue, libellule, te jeter en gloutonne sur je ne sais quel puceron figé dans son sucre, oublié par les fourmis et les araignées. Longtemps tu t'en es délectée, animée par l'énergie de cette faim sans limite qui traverse toute la nature. Le vent te poussait, léger et joueur, cherchant à te ramener à lui, et toi tu résistais, avide d'achever ta proie. Je t'ai vue te replier, t'enfermer, accrochée à ta fourche, dans tes ailes naguère si belles, comme dans un voile gris, tandis que tes pattes articulées de mouche descendaient sur la tige asséchée, l'enserrant, se crispant de désir et d'obstination.
Puis, quand, le festin fini, tu as voulu regagner le ciel, tu es restée à terre, engluée par le traître fil qu'une araignée enfuie, mise en déroute par les faucheurs, avait laissé pendre derrière elle - arrêtée dans ton vol, pauvre acrobate, par le brin de filet déchiré dans lequel tu t'étais prise, en cherchant à mieux agripper ta proie sur la tige décapitée.
Prisonnière, tu m'as regardée de tes yeux étranges et inexpressifs.
J'aurais voulu t'expliquer, mais que peut-on dire à une libellule mue par cette grande faim qui traverse de part en part le monde vivant, et capturée enfin par elle ?
D'un doigt je t'ai délivrée... tu es repartie, un peu plus lourde, sous mon regard désenchanté, vers le ciel où le soir, déjà, poussait en lents troupeaux ses nuages assombris.
Si fragile beauté.
Difficile liberté.