Les voeux à Camille Desmoulins
En cette journée du Nouvel An, où, comme bien d'autres, j'envoie paresseusement mes voeux, un souvenir me revient, un de ces souvenirs qui cognent à la porte aussi fort qu'un vieux coeur qui s'emballe.
Ma grand-mère avait un cousin parisien qui s’appelait Camille Desmoulins. Et tous les ans, au moment des vœux, elle lui écrivait. Elle n’y manquait jamais. Elle écrivait longtemps, elle souriait en écrivant l’adresse, d’un air de malice et de mystère, et, si j'avais de la chance, elle m’envoyait poster l’enveloppe légère et parfumée qu’elle réservait à tous ceux qu’elle honorait de ses vœux :
Monsieur Camille Desmoulins
rue Campagne-première
Paris 14
Que lui écrivait-elle, à ce drôle de cousin dont j'avais appris le nom dans mon livre d'histoire ? Que pouvait-elle bien lui dire ? Je n'ai jamais osé ouvrir la mignonne enveloppe, que j'enfournais avec respect dans la grande boîte aux lettres jaune des Postes-Télégraphes-Téléphones.
Puis ma grand-mère est morte. Pendant des années plus personne n’a envoyé à Camille Desmoulins d’enveloppes parfumées.
Alors je crois qu'il est temps maintenant. En ce jour de nouvel an, c'est à toi, cher Camille, mon cousin par les cousins des cousins de la vaste famille de ma grand-mère Suzanne, petit-fille de Marianne, que j'écrirai d'abord. Car j’ai bien des choses à te dire, bien des nouvelles de la famille à te donner, et bien des choses à te demander, aussi.
Tout d’abord je dois te remercier. Car c’est toi qui nous as faits ce que nous sommes. Non, je n’exagère pas. Si la famille est ce qu’elle est aujourd’hui, c’est grâce à toi. C’est toi qui as tout fait, en ce jour où, dans les jardins du Palais royal, pris d'enthousiasme comme d’un vin chaud d'été, tu as distribué au peuple les rameaux de l’espoir et les canons de la guerre, en ce jour où tu as éventré les grilles qui retenaient les prisonniers de la Bastille, pour y loger à leur place un mot tout neuf qui était "liberté", avant d'y laisser empaler la tête trop bien poudrée de Monsieur de Launay, et puis la tienne après, tout contre celle de Lucile.
Tu nous as tout donné, ce jour-là, cher vieux cousin, tout : les mots d’espoir et les ruisseaux de sang, les esclaves debout, les cadavres étendus, les combats décisifs et les causes perdues, les droits de l'homme et les défaites de la pensée, les paroles de feu brûlant comme des torches les lendemains qui chantent, et la cendre jetée au bon terreau de l'avenir qui recommence. Cousin, je sais que ça n'a pas été facile, cette histoire, que tu as fait bien des erreurs, que tu as des regrets, peut-être des remords, mais, vaille que vaille, au long des siècles, tu nous as faits ce que nous sommes, et, mieux encore, ce que nous voulons être. Tu ne savais pas ce que tu semais, probablement, mais je peux te dire aujourd'hui, et j'espère que cela te fera plaisir, que c’était le chiendent qui ne meurt jamais de la justice et de l’espoir, de l’idéal toujours à rebâtir, du courage toujours renaissant. Tu t'es trompé souvent, sans doute, mais ton rêve est resté indéracinable, et ce mot, "liberté", que tu nous as légué, nous est encore plus nécessaire que le rêve.
Alors, c'est ce que je voulais te dire encore, ce mot si précieux, "liberté", je ne voudrais pas qu'il aille s'égarer, qu'on en affuble par exemple le faux-frère "sécurité", ce triste usurpateur, ni qu'il s'en aille agoniser, à bout de souffle, impasse des inégalités... Car il y a ces deux autres mots, aussi, "égalité" et "fraternité", qui me tracassent, qu'il faudrait restaurer, qu'on n'arrive presque plus à lire sur les frontons, et que tu ne dois pas laisser vert-de-griser comme cela sur tes statues, dans ces rues sales où la misère s'entasse. Tu auras fort à faire, mon pauvre cousin, je sais bien, mais toute la famille se joint à moi pour te dire à quel point nous comptons sur toi.
Voilà, c'est tout. En ce jour pluvieux de nouvel an où l'espoir se réenracine avant que ne reviennent les tempêtes, reçois mes bons voeux de santé, de prospérité et de longévité, jeune Camille, vieux cousin de 89, au nom de ceux qui sont morts, au nom de ceux qui vivent, au nom de ceux qui vivront, au nom, surtout, de tous les petits-enfants de Marianne.
Avec toute mon admiration, avec toute mon inquiétude, avec toute mon espérance...