Les peintres

Publié le par Carole

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    J'ai pris cette photo hier midi, à travers l'immense baie du Palais des Congrès, pendant la "Folle Journée", alors que je gagnais ma place au dernier balcon du grand auditorium, où je devais entendre le concerto d'Aranjuez.
    Sur l'autre rive, j'avais aperçu ces très jeunes peintres s'appliquant à recouvrir un tag plus ancien, posé là par eux-mêmes ou par des rivaux - comme le laissait entendre ce mot DUEL qu'on pouvait lire, à droite, en manière de défi.
    C'était curieux de les voir au travail, avec leur matériel de peintres de rue, ignorés de la foule mélomane, indifférents eux-mêmes à la fourmillante activité de ces journées musicales, se frottant au béton dans le froid d'un samedi de février, sous l'arche obscure d'un pont, pendant que, de l'autre côté, dans la chaude lumière du Palais, on se pressait pour entendre des artistes célèbres, venus du monde entier. Et là-bas, aussi loin d'eux que de nous, la ville, avec ses routes, ses automobiles et ses passants, poursuivait son destin tumultueux.
    Ainsi se partage le monde, en voies étroites et multiples, et chacun sur sa rive, et chacun sur sa route, poursuit sa chimère ou son oeuvre, s'appliquant, sans se retourner vers les autres, à la tâche, humble ou noble, que la vie, on ne sait pourquoi, lui a assignée.
 
     Le soliste du concerto d'Aranjuez était le merveilleux guitariste flamenco Juan Manuel Cañizares. En l'écoutant, j'ai pensé : "Orphée ne pouvait être qu'un guitariste flamenco."
 
      A la sortie du concert, j'ai jeté un coup d'oeil au-dehors : les jeunes peintres étaient toujours là. Ils avaient recouvert de peinture bleue le mur entier, sur lequel l'ancien tag avait disparu tout à fait. Sur ce bleu de ciel profond, ils avaient commencé à accrocher des lignes aussi tremblantes, entremêlées et blanches que des filets de nuages, courant comme des notes sur une portée d'orchestre.
 
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    Et ils continuaient à nous tourner le dos, indifférents à tous les concertos de ce monde, ne se préoccupant que d'achever ce dessin balbutiant qu'un autre bientôt recouvrirait..
 
    Ces portées de tags qui chantent ou grincent sur nos murs sont oeuvre si fragile. Aussi fragile que les jardins d'Aranjuez. Aussi fragile qu'un accord qui se brise sous les doigts d'un guitariste flamenco. Aussi fragile que le peuple gitan voyageant sur la terre. Aussi fragile que ces ponts que les hommes lancent entre les rives que séparent les eaux. Aussi fragile que les passants qui s'en vont sur ces ponts. Aussi fragile que les oiseaux qui passent dans la ville. Aussi fragile qu'un filet de nuage glissant contre le bleu du ciel. Aussi fragile qu'un moment de musique, par un matin de "Folle journée". Aussi fragile que la course d'Eurydice dans les prairies du mythe. Aussi fragile que la jeunesse des enfants qui peignent leur nom sur les murs de la ville.
    Fragile. Périssable. Infiniment bref. Brièvement infini. Voilà notre bien sur la terre.
    Le compositeur aveugle n'avait rien d'autre à nous dire, en nous offrant ces fruits, ces arbres, ces oiseaux et ces fontaines, bruissant comme des vies, chantant comme des coeurs humains, cueillis dans les jardins du palais d'Aranjuez qu'il n'avait jamais vus.

Publié dans Nantes

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