Mouettes criardes
Je traversais l'île Gloriette, un livre sous le bras, rentrant de la bibliothèque Jacques Demy. Soudain j'ai été tirée de mes réflexions par un vacarme aigu. Un groupe de mouettes se disputait avec rage un morceau de pizza. Le morceau volait de bec en bec, fiévreusement agité, se brisant peu à peu en miettes. Mais les mouettes criaient et se bousculaient de plus belle : elles luttaient avec tant de vigueur pour s'approprier le morceau contesté qu'à mesure qu'il s'amenuisait, il leur semblait plus désirable. Celle qui vaincrait, fatiguée, blessée peut-être, en aurait tout à l'heure à peine une becquée, minuscule et souillée de poussière... pourtant, échappée aux autres et arrachée de haute lutte, cette infime becquée lui paraîtrait le plus délicieux des festins...
J'ai poursuivi ma route, lasse de cette bagarre aussi piaillante qu'absurde et trop humaine, et j'ai vu le pigeon...
Il se tenait silencieux, solitaire et prudent, indifférent aux mouettes qu'on n'entendait plus guère dans ce recoin éloigné du parking.
Près du paquet ouvert, il lorgnait une part restée intacte de la pizza, sans doute tombée au sol dès le début de la bagarre. C'était, ma foi, un beau morceau de bonne taille, et joliment garni - une pièce de choix pour un sage pigeon... Il avançait sans se hâter. Son repas n'aurait pas, à coup sûr, la saveur de celui qu'emporterait là-bas la dernière mouette, mais, du moins, il serait copieux et tranquille.
- La morale de cette histoire ?
- Il y en a, je crois, plus d'une... et c'est à vous à y réfléchir.
Voici la mienne, qui peut-être ne sera pas la vôtre :
Nous ne désirons bien souvent que ce qu'autrui désire, dédaignant, pour l'ombre de tant de proies dérisoires et qui nous échappent à jamais, les richesses oubliées qui sont à notre portée. Méprisant cette part que nous pourrions sans peine faire nôtre et savourer, mais à laquelle manqueront toujours le trouble arôme de l'envie et le piquant de la conquête.
Si nous pouvions, hélas ! comme l'heureux pigeon, nous en tenir aux paisibles conseils de notre raison et de notre appétit, depuis longtemps nous serions devenus des sages - juste un peu gras peut-être.
Mais nous ne sommes, hélas ! que de pauvres mouettes criardes...