Les Centaures (réédition revue)
La ville est peuplée de Centaures. Ils sont bien vieux, ne galopent plus guère, mais se tiennent assis, nonchalants et rêveurs, revêtus de lichens, de feuilles mortes et de vert-de-gris, dans les allées des jardins et des parcs. Ce sont des bancs de bois, de vieux bancs de rondins cerclés de fonte, achetés en nombre vers 1930 à la maison Wasmer et Cie de Bischaviller - ou à la maison Graff et Cie de Kogenheim. On lit très bien leur nom dix fois repeint, inscrit en grandes majuscules par le moule de l'usineur : LE CENTAURE. Comme les sphinx, c'est de profil qu'il faut les admirer, à l'ombre d'un grand magnolia ferrugineux ou d'un fier tulipier : ils ont encore si forte allure, avec leur encolure sinueuse, leur grand front pur, leurs larges pattes et leurs reins solides. Immobiles et doux, ils emportent au loin des vagabonds errants et des mères fatiguées, des veuves et des veufs, et de jeunes Achille endormis sur leur croupe. Des chiens fous, des chatons, des pigeons, parfois des hommes aussi, déposent leur engrais comme une offrande sur leurs pieds rivetés. Impassibles ils regardent, là-bas, ce que nous ne savons plus voir. Quand le soleil les frappe, rayant le sol de tous les barreaux de leur ombre, ils se souviennent. Ils revoient en pleurant les vallées d'Arcadie, les cieux vibrant d'étoiles et d'oiseaux, les forêts ondoyantes, les libres étendues d'avant. Dans la lumière qui flambe, tout recommence et tout finit. Et c'est encore ce grand combat contre les Lapithes, et cette lutte sans merci, cette défaite impitoyable qui vit mourir leur peuple et disparaître, à jamais, l'ancienne alliance de l'homme et de la nature, sous les coups acharnés de la civilisation et de la raison nouvelle. Alors le jardin tout entier frémit, dans un long et muet hennissement humain.