Le voyageur et le hamster
"Ici, on est obligé de courir aussi vite qu'on peut pour rester au même endroit, à l'écart de la poubelle où les derniers sont condamnés à atterrir" Zygmunt Bauman, La Vie liquide
Je passais rue Malherbe, quand j'ai aperçu cette étrange inscription "pochéee" à la peinture blanche, près d'un rectangle blanc. Le Voyageur G.d FriedricH.
Cela m'a fait souvenir - suivant comme à mon habitude la musarde logique de mon esprit flâneur et méandreux - que j'étais tout près de la Villa Hamster... J'ai levé la tête pour apercevoir la fenêtre, mais elle était encore close à cette heure matinale.
On en a parlé dans les journaux, car le logis est bien étonnant, très fun, à ce qu'on dit...
C'est un de ces logements "de caractère"que les touristes peuvent louer dans le centre-ville pour une nuit ou quelques jours. Il est niché dans une ancienne prison, une "conciergerie" de jadis, dont une échauguette ajourée menace encore de loin les rares passants égarés dans cette vieille rue Malherbe si sombre et silencieuse....
...il paraît qu'on y a installé une grande roue métallique, une mangeoire pleine de graines et une litière de copeaux de bois. On loue, avec ce mobilier singulier, des costumes complets de hamster - fourrure soyeuse et museau moustachu très mignon. Du reste il y a tout le confort, écran plat, internet en wi-fi, atomixer basse consommation, pistolet à gaufres et ratatine-ordures dernière génération, douche écologique à thalasso-recyclage. Evidemment.
... il paraît que ça ne désemplit pas.
... il paraît que les nuitées sont à 99 euros, tout juste, comme le livre de Frédéric Beigbeder, qui coûtait 99 francs, tout juste.
... il paraît qu'il n'y a rien de plus cool qu'une soirée dans la cage.
Loger Villa Hamster, c'est tellement décalé, ou au contraire, tellement étroitement calé, dans ce monde surpeuplé où tout se joue serré, dans ce monde agité où tout se change en course.
Vous allez me dire : la roue, la cage, les copeaux, le costume de hamster, quel besoin d'aller les louer là puisque nous les traînons partout avec nous, que nous ne cessons de courir dans le vide, épuisés, et de ramper tout frissonnants, en costumes d'humains civilisés, dans les rouages et les égoûts du monde, pour y flairer notre pitance ?
Justement. Le grand chic, aujourd'hui, ce n'est pas de fuir, ce n'est pas de hurler, de renverser la roue et les graines en arrachant de sa peau saignante le vieux pelage de la bête encagée, c'est d'en rire, de payer pour, de se payer sa propre tête de rongeur triste - d'assumer, quelque part, comme on dit, Villa Hamster et partout ailleurs.
Puisque, de toute façon, la porte est bien fermée, à double, à triple tour de roue dentée.
Un peintre romantique, un beau voyageur d'autrefois dont le nom s'efface sur un mur lézardé, près d'un rectangle vide. Et des hommes d'aujourd'hui, affairés à tourner dans leur cage, occupant leurs loisirs à faire aller la roue si neuve qui les entraîne.
Il a dû se passer quelque chose, entre-temps. Un tremblement de rêves, un tsunami de renoncements, un grand raz-de-misère.