Le pont
Pont Eric Tabarly - Nantes
"J'étais un pont..." Franz Kafka
Le premier homme qui construisit un pont - le premier qui jeta dans l'eau un poteau, un rocher, un pilier, pour y accrocher une route humaine, de bois, de pierre ou de roseaux tressés - le premier qui marcha dans les airs par-dessus le flot - le premier qui put, d'une rive à l'autre, aller et revenir sur ses jambes d'homme - le premier qui noua ce que le monde avait séparé, il dut penser avoir posé sur la terre quelque chose qui avait la forme exacte, fragile et arquée, le poids exact, lourd et léger à la fois, l'exacte musique, tremblante et ardemment vibrante, de l'espoir.
Il dut se dire tout cela, d'abord. Puis, à force de marcher sur le pont avec des fardeaux et des bêtes, il l'oublia.
C'est ce que j’ai pensé, lorsque j’ai photographié le nouveau pont qu'on construisait face aux tours de Malakoff. Les haubans neufs et blancs se tendaient dans le vent comme les cordes d’une harpe. Des oiseaux se posaient sur ces fils d'acier comme sur les branches d'un arbre bleu. Et les nuages se prenaient, apaisés, dans leurs grands filets de lumière.
D'autres badauds étaient là comme moi, venus admirer non pas l'ouvrage en construction, ainsi qu'ils le croyaient, mais ce fantôme au-dessus de l'eau que leur désir avait fait si net, si nécessaire, si parfaitement dessiné. Les ouvriers eux-mêmes, souvent, s'arrêtaient pour contempler pensivement ce pont inachevé qui prenait son élan si pur encore, si incertain de lui-même, avec des mines d'arc-en-ciel.
Et quand il serait achevé, on le recouvrirait d'une bonne couche de bitume, on y jetterait automobiles et camions vrombissants dans d'absurdes embouteillages, et ce ne serait plus rien, qu'un des ponts de la ville.