Le poisson
"La maman des poissons,
Elle a l'oeil tout rond."
(Bobby Lapointe)
Un poisson dans les arbres ? J'ai eu un moment d'hésitation... peut-être étions-nous déjà le premier avril, peut-être le temps avait-il sauté de quelques pas en avant, fatigué d'un mars glacial qui n'avait pas apporté le printemps, pour s'en aller un peu plus loin... ?
Puis je me suis souvenue de l'avoir vu, ce petit Nemo, ce poisson rouge aux yeux vifs, samedi dernier, pendant la braderie, à l'étal flottant d'un marchand de ballons, près d'une petite sirène. Sans doute un enfant l'avait-il laissé s'envoler, et il était venu s'accrocher là, dans les platanes encore défeuillés. Souvent, ainsi, dans l'eau des étangs, on voit des poissons traverser le reflet des arbres, des nuages et du ciel. Le monde s'inverse, et une grande sérénité, une douceur d'enfance nous gagne à contempler cela.
A vrai dire il y avait même deux poissons..., car un petit drôle à l'oeil curieux se tenait pressé contre le flanc du plus gros des poissons, celui que j'avais d'abord distingué. La maman des poissons de Bobby Lapointe... J'ai pris la photo au passage... une de ces photos qu'on prend en un instant, et qu'on efface bientôt après...
Dans la foule fatiguée qui attendait le tram de six heures, personne ne semblait avoir remarqué mon poisson volant... Les gens lèvent si rarement les yeux vers le ciel. Et puis l'esprit de liberté, l'esprit de fantaisie nous a quittés, je crois, dans ce monde glacé de crises et de désillusions.
Le tram est arrivé finalement. Debout dans la foule serrée, j'ai sorti l'appareil, pour regarder encore mon poisson aérien, avant de le détruire... Et brusquement j'ai entendu quelqu'un me dire, avec un fort accent sénégalais : "C'est beau, ce que vous photographiez..."
C'était un jeune garçon qui se tenait à côté de moi. Il a dit encore : "C'est beau, cette photo..." J'étais surprise, car à une telle photo je n'avais pas de raison d'accorder la moindre importance... Je l'ai regardée encore et le jeune garçon a continué à me parler. Il aurait aimé, lui aussi, avoir un appareil-photo, mais c'était trop cher apparemment... Nous avons parlé quelque temps. Avant de descendre, il a voulu savoir mon nom. Il m'a dit qu'il s'appelait Olivier, et, marque suprême de confiance, il a tenu à me laisser son numéro de téléphone. Peut-être avait-il quinze ou seize ans, et si je n'avais pas photographié mon poisson-clown, jamais je ne l'aurais même aperçu, cet enfant de l'Afrique, qui a disparu sur le quai dans la foule, et que sans doute je ne reverrai jamais.
Esprit de fantaisie, esprit de liberté, esprit d'enfance et de jeunesse, toi seul peux nous rapprocher des autres, de toi seul pourra naître enfin le printemps - ce printemps du bonheur et de la fraternité qui tarde tant à venir.
Je n'effacerai pas ma photo de la maman des poissons.
29 mars 2013