Le piano rouge
Je suis allée voir le piano rouge.
On l'a posé dans le grand hall de cet hôtel de luxe qu'on a installé récemment dans l'ancien Palais de justice de la ville. Dans ce qui fut la salle des pas perdus, devant la salle des Affiches, tout près de l'entrée de la Cour d'Assises...
Il y a d'abord eu cette impression d'extrême étrangeté, à voir se superposer le vieux pavé de marbre battu par les pas des prisonniers et la moquette feutrée du grand palace, la touffeur amollie des fauteuils et les hauts murs solennels et raides comme la justice, l'appel clinquant du bar et la pénombre du vestibule sévère comme une robe de juge.
Puis je suis allée caresser le piano rouge : il est venu de loin, exprès pour la Folle Journée, et il est l'un des seuls au monde à être ainsi laqué de rouge. Presque tous les pianos sont noirs, aujourd'hui. Il y en a encore qu'on fabrique en bois brun, et, assez souvent, on rencontre des pianos blancs. Mais on ne fabrique presque jamais de pianos rouges, parce que chacun sait que lorsqu'on joue, il ne faut penser qu'à la musique, surtout ne pas se laisser distraire par l'éclat de l'instrument, seulement s'absorber dans la rigueur austère de la partition.
Pourtant, quand les pianistes jouent sur le piano rouge que l'on vient d'apporter ici, ils oublient aussitôt qu'il est rouge, ils oublient aussitôt qu'ils se trouvent dans le hall d'un palace, ils oublient aussitôt qu'il y avait jadis une cour d'assises où l'on condamnait à mort et aux travaux forcés. Ils oublient tout, pour ne penser qu'à la musique.
C'est beau d'avoir fait venir à Nantes ce piano rouge. C'est un symbole qui me convient. Car il me semble que la Folle Journée ressemble tout à fait à ce piano rouge.
L'événement est ici si important et si brillant, que tout nous détourne d'abord de la musique. Le bavardage médiatique, les affiches posées sur la façade des banques, la difficulté de se procurer des places, le dépit de n'avoir pu prendre celles qu'on aurait souhaitées, la rancoeur de savoir que des passants fortunés logés dans des hôtels de grand luxe se sont vu réserver des billets pour les spectacles auxquels on aurait tant voulu assister, mais qui affichent déjà complet. La joie enfantine et la petite fierté d'être de ceux qui tout de même "en seront", et le doux, le long plaisir de l'attente. La mauvaise conscience, ensuite, d'avoir tant dépensé pour des concerts, alors qu'il y aurait d'autres choses, bien sûr, tant d'autres choses qu'il fallait, qu'on devait acheter... La vague honte aussi d'être heureux et futile alors que tout souffre et meurt et pleure, sur cette Terre si rude. La foule enfin, les vigiles, l'immensité labyrinthique du Palais des congrès, les files d'attente interminables, les stupides chaises de bois dans les salles sans gradins, les imbéciles qui s'entraînent à tousser, et qui, à coup sûr, vont tout gâcher... Avant que "ça" ne commence, c'est tout un éclat rouge et nerveux qui nous distrait et nous agite.
Puis les musiciens entrent. Et soudain il n'y a plus rien d'autre que la musique. La musique. La musique. La musique.
Nantes, Palais des congrès, Folle Journée 2014