Le photographe et la roue du temps
Au Clos-Lucé qui fut la dernière demeure de Léonard de Vinci, tentant de photographier derrière sa vitre cette lourde roue en mouvement, immense et lente, et pourtant semblable aux roues de ces engrenages minuscules qui font marcher sans répit les montres et les pendules, j’ai fait apparaître ce trouble fantôme dont on ne distingue guère que les mains, posées sur un appareil-photo devenu ombre.
Une erreur de jugement, bien sûr : est-ce que je ne devrais pas le savoir, que face à une vitre on ne photographie rien ni personne, que soi-même en train de photographier ? Est-ce que je ne le savais pas quand j’ai absurdement déclenché l’appareil ? …
... Et puis, finalement j’ai décidé de ne pas détruire cette image manquée. Car, se saisir soi-même face à la roue du temps, et ne saisir qu’une ombre, il m’a semblé que c’était tout de même bien cela, photographier.
Saisir le regard d’un instant, le regard déjà enfui au moment où l’on appuie sur le déclencheur, qu’on a porté sur ce qui passe. Et, ce regard même, savoir qu’on ne le saisit qu'en train de passer, dans l’instant même où il se défait, car il n’est que de devenir et de disparaître…
A la roue du temps arracher comme un fantôme, comme un lambeau misérable et précieux, l’image que cette roue déjà a emportée plus loin.
Une entreprise impossible, évidemment. Et pourtant tellement nécessaire. Car, si nous ne sommes que de devenir et de disparaître, nous ne sommes également que de nous souvenir et de nous retourner.
J’en viens à croire qu’en ce sens, aucune photographie n’est jamais manquée : aussi maladroite, aussi banale qu’on puisse la juger, toujours elle a écrit quelque chose de la fugitive lumière des instants qui passent.
Photo / graphie, écriture de la lumière… je crois que les hommes qui ont inventé la roue, les engrenages et la mesure du temps, ne pouvaient pas ne pas t’inventer aussi.
Je crois que Léonard a rêvé de toi.