Passage

Publié le par Carole

   Passage - Karel Pecka
 
    J'ai toujours été fascinée par les Passages, ces galeries étranges qui prétendent nous faire traverser la ville - ou la vie - en nous jetant dans un jeu compliqué d'escaliers, de miroirs, de vitrines, et de galeries entrecroisées. J'ai consacré bien des heures à interroger les démons, les grilles et les enfants rêveurs du trouble et merveilleux Passage Pommeraye de Nantes. Aussi, comment aurais-je pu ne pas remarquer ce livre, Passage, du Tchèque Karel Pecka, que nous offrent, dans une belle traduction de Barbora Faure, les éditions Cambourakis ?
    Il s'agit d'un récit onirique et symbolique, à la manière de Kafka - le "Passage" de Karel Pecka, immense cité en expansion continuelle, aux étages et aux souterrains infinis et labyrinthique, inspiré paraît-il du Passage de La Lucerna à Prague, rappelant bien sûr de très près le dédale du Château kafkaïen (on l'appelle du reste le "Palais"), tandis que les portiers innombrables et mystérieux qui veillent sur le lieu évoquent à la fois les "gardiens" et les "messieurs" du Procès.
    C'est aussi, au-delà de la référence affichée à Kafka, une fable politique et philosophique, et il n'est pas indifférent de savoir que l'auteur, dissident célèbre, a passé onze ans en camp pour avoir trop aimé la liberté.
    Le "K" de ce court roman paru en 1974 est un professeur d'université nommé Tvrz (nom dont j'ignore tout à fait la prononciation, et dont le préfacier assure qu'il signifie "bastion", ou "refuge"). C'est un homme important, à l'agenda bien rempli, aux prises avec une existence compliquée et surchargée, entre épouse, maîtresse, aventure politique - puisqu'il est l'un des cadres du mouvement révolutionnaire des "Purs" -, et rédaction d'un vaste ouvrage sur ce qui lui manque le plus, "le temps libre". Un après-midi de pluie, alors qu'il hésite à sortir du "Passage" pour regagner sa vie d'homme occupé où tant d'obligations l'attendent, il assiste à la mort d'un inconnu qui lui ressemble comme un frère, écrasé par une voiture alors qu'il voulait attraper le tramway qu'il a lui-même manqué. Troublé, indécis, le professeur Tvrz regagne les profondeurs du Passage, et, peu à peu, de rencontre en rencontre, s'initie aux mystères et aux commerces louches qui règnent en ce lieu dont il ignorait tout. Après avoir perdu successivement ses papiers d'identité, son précieux agenda, ses livres, ses lunettes, son statut d'intellectuel et ses illusions politiques, il finit, à l'issue d'un parcours angoissant dans les souterrains profonds du "Palais", aussi tortueux que les replis de son être, par renoncer tout à fait à sa vie précédente, et par s'installer définitivement dans ce Passage, où il est parvenu à mener une existence relativement confortable, en prenant sa part des petits trafics et des activités modestes dont vivent les habitants. Ayant ainsi fait du Passage sa "coquille", il se croit sauvé. Quand le portier en chef lui explique qu'il n'a fait en réalité que "troquer [sa] grande cage pour une petite", il se déleste de ses derniers biens pour atteindre ce qu'il pense être la liberté. Et finalement il meurt assassiné, pris dans la "marée humaine" d'une révolution qui déferle dans les couloirs et les souterrains du Passage, "sans même savoir de quel bord étaient ses bourreaux". Comment aurait-il pu en aller autrement, puisque, s'étant enclos en lui-même, il avait oublié les hommes ?
     Quand bien même on parvient à échapper à son propre tumulte intérieur, on n'échappe pas au tumulte du monde. "Le choix du chemin engage", cela, du moins, le professeur Tvrz l'a compris, et, en effet, quelle autre liberté avons-nous, dans le grand chaos de l'humanité tourmentée de ses mauvais rêves et promise à la souffrance et à la mort, que d'éclaircir modestement les obscurs replis de notre âme, de faire la paix avec nous-même, et de nous dépouiller de nos illusions ? Le trajet en vaut la peine; c'est certain, mais seulement si nous savons nous souvenir qu'aucun homme ne peut s'abstraire du grand vacarme qui l'entoure pour trouver en lui-même le refuge, et que le Passage n'est qu'un fragment de la Ville.
 
les grilles - passage pommeraye version 3.psd
 
    Traverser le Passage, échapper au vacarme de la Ville pour aller de grille en grille, de sous-sol en balcon, de galerie en carrefour, sous le glauque éclairage de la verrière et des miroirs fuyants, dans la pâleur des statues d'enfants, et le rire des démons de métal, tandis que l'horloge là-haut semble indiquer l'heure immobile de la mémoire, c'est, je l'ai toujours su bien sûr, errer en soi, sans pouvoir éclaircir d'autre mystère que celui de la mort, peut-être, et de l'absurdité de toute chose. Pourtant, il me semble toujours que celui qui a pris le temps de s'égarer ainsi au dédale de sa vie, s'il ressort à la lumière du monde, peut savoir un peu mieux qu'un autre où aller. Mais il faut ressortir...
      Pourquoi diable monsieur Tvrz n'a-t-il pas quitté le Passage, une fois accompli le chemin vers lui-même ?
 
 lilith
Passage Pommeraye  à Nantes

Publié dans Lire et écrire

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A
Peut-être s'est-il laissé dévorer par Lilith?
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C
<br /> <br /> C'est bien ce que je voulais suggérer... Lilith rôde au Passage (Pommeraye)...<br /> <br /> <br /> <br />
A
Je connais pas ce livre mais en revanche, il y a , à Paris de nombreux passages où j'aime beaucoup traîner...
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E
Il faut savoir bien choisir le passage , le traverser avec soin et surtout pouvoir en ressortir avec sagesse .<br /> J'aime beaucoup cette étude .<br /> Douce soirée, bises Carole
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C
<br /> <br /> Et ton commentaire est plein de sagesse. Merci, Erato.<br /> <br /> <br /> <br />
R
Merci d'évidemment lire, dans mon précédent message :<br /> <br /> "Peut-être parce qu'ayant lu ..."
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R
Peut-être parce qu'ayant l'"Allégorie de la Caverne" dans ses jeunes années, monsieur Tvrz avait-il, maintenant qu'il avait un peu vécu et pris sa décision de vivre là, franchement peur de la<br /> lumière du monde qui l'attendait dehors ...
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C
<br /> <br /> Je retiens votre interprétation, elle me paraît très juste !<br /> <br /> <br /> <br />
L
Après avoir erré de passage en passage, faire la paix avec soi-même me semble suprêmement essentiel. Mais le peut-on toujours?..<br /> Lorraine
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C
<br /> <br /> Non, bien sûr, et ce Tvrz n'y parvient que pour être rattrapé par ce qu'il voulait fuir... C'est un très beau livre.<br /> <br /> <br /> <br />
J
Je n'ai point ce genre de passage dans ma petite ville, mais à Bruxelles je connais... merci pour le partage de ta culture littéraire, bien à toi, jill
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C
<br /> <br /> Oui, je crois que les "Passages" sont un peu la marque des grandes villes. Je les visite tous !<br /> <br /> <br /> Je te recommande le livre quoi qu'il en soit.<br /> <br /> <br /> <br />