Le lavoir
Lavoir - Selommes - lieu-dit "La Source"
Le bassin du lavoir a un petit air romain avec ses deux colonnes à fresques de lichen, dont le reflet frissonne, embué d'ombres et de feuilles mortes.
Et peut-être, après tout, nous vient-il des Gallo-Romains.
Car il y avait là, autrefois, autour des sources de la Houzée et de ses minuscules affluents, de vastes villas dont les pierres appareillées ont fourni à l'église l'étrange décoration de son mur d'abside. Et dans les champs on trouve régulièrement sous la charrue des morceaux de céramique sigillée. Bien avant ces Romains, qui n'étaient sans doute ici que de bons Gaulois romanisés, il y avait eu ces hommes anciens et mystérieux qui avaient placé leurs morts réduits en poussière sous la protection des dolmens écroulés, et qui avaient taillé ces grands silex aigus comme des os, irrigués de veines sombres comme du sang rouillé, qu'on trouve en si grande abondance ici, couchés en terre près des belles sigillées, qu'on en a rassemblé une collection, cachée dans un petit musée poussiéreux, toujours fermé, à Champigny, le village voisin. Peut-être est-ce la collection de monsieur Dessaignes, le philanthrope, le grand homme du département, le disciple de Lavoisier... Le village est comme la mémoire : les époques s'y imbriquent et s'y superposent, sans qu'aucune fasse disparaître la précédente, dédaignant les lois du temps linéaire qui voudraient que le présent abolisse le passé. Et sur l'eau calme de la Houzée, tant de reflets passent en glissant, miroitant tous ensemble, dans les plis que trace le courant retroussant le flot lent qui descend de la source comme un tissu moiré. Depuis longtemps on n'utilise plus le lavoir. Il était presque en ruines quand, dans les années 70, quelques femmes vêtues de noir et venues d'un autre petit village, très loin, tout près, au Portugal, en ont repris quelque temps l'usage, avant d'acheter, comme tout le monde, des machines à laver.
Puis on l'a restauré. Il est aussi triste et doux maintenant qu'une page de Gérard de Nerval, avec son air antique et sa charpente rénovée, déjà mangée de capricornes.
Un jour, je me souviens d'avoir demandé à ma grand-mère si elle avait lavé son linge au lavoir, dans sa jeunesse. Elle m'a regardée étonnée, presque offensée. "Ah non ! heureusement non ! je le donnais à laver !" C'était si dur. Une plus pauvre le faisait. Je sais pourtant que, chez elle, ma grand-mère se chargeait aussi, au besoin, de faire bouillir dans sa lessiveuse le linge des petites lessives, puis de le rincer avec l'eau qu'elle tirait à la pompe. Et c'était dur aussi. Moins tout de même que les grandes lessives du lavoir qui cassaient l'échine et faisaient les mains raides et glacées. Ma mémoire est comme l'eau lente du vieux lavoir, de reflet en reflet elle glisse en rêvant... J'ai connu la dernière lavandière de la région. C'était à Vendôme où j'allais au lycée. Le soir, il fallait attendre longtemps le car, sur le Champ de foire. Aux jours de fête foraine, on essayait un tour d’autos tamponneuses, on achetait une barbe-à-papa épaisse et sirupeuse, ou on tentait sa chance à la loterie qui offrait des peluches et des porte-clés à ses heureux gagnants, mais la plupart du temps, on n'avait rien à faire que s'enuyer et errer sur la place. Souvent, j’allais jusqu’à la rive du Loir, en contrebas, et je passais une heure, penchée sur le parapet, à regarder. En face, le vieux lavoir était presque toujours vide. Parfois, pourtant, une vieille était là, toujours la même, qui frottait lentement de vieilles nippes grises et noires, et des draps flottant sur l’eau sombre, tout blancs, comme des corps abandonnés. La vieille laveuse était semblable à toutes les pauvres femmes qu’on voyait trottiner dans la ville, à toutes ces vieilles du faubourg Saint-Bienheuré ou de la rue Ferme, les cheveux blancs dans un foulard à fleurs, les bas gris sous une jupe noire. Le manteau brun jeté par-dessus tout cela recouvrait mal la bosse de son dos brisé. Elle restait longtemps, longtemps, penchée sur son linge, à frotter et à battre, faiblement, lentement, agenouillée, et si courbée qu’on aurait cru qu’elle allait piquer du nez. L’eau s’en allait doucement et la nuit tombait peu à peu. Elle restait là, penchée, presque immobile, ramassée sur ses genoux fatigués, comme elle aurait prié. Elle avait connu d’autres temps, les femmes qui parlaient haut et se chamaillaient, de fortes travailleuses qui frappaient les battoirs, usant les savons et le bleu, les manches retroussées sur leurs bras nus, avant de s’en retourner d’un bon pas, la hotte sur la hanche. Et voilà qu’elle était la dernière, une vieille épuisée, vacillante, oubliée, lavant de ses mains raidies, dans l’eau boueuse et froide, si froide, son pauvre linceul raccommodé.
Car il y avait là, autrefois, autour des sources de la Houzée et de ses minuscules affluents, de vastes villas dont les pierres appareillées ont fourni à l'église l'étrange décoration de son mur d'abside. Et dans les champs on trouve régulièrement sous la charrue des morceaux de céramique sigillée. Bien avant ces Romains, qui n'étaient sans doute ici que de bons Gaulois romanisés, il y avait eu ces hommes anciens et mystérieux qui avaient placé leurs morts réduits en poussière sous la protection des dolmens écroulés, et qui avaient taillé ces grands silex aigus comme des os, irrigués de veines sombres comme du sang rouillé, qu'on trouve en si grande abondance ici, couchés en terre près des belles sigillées, qu'on en a rassemblé une collection, cachée dans un petit musée poussiéreux, toujours fermé, à Champigny, le village voisin. Peut-être est-ce la collection de monsieur Dessaignes, le philanthrope, le grand homme du département, le disciple de Lavoisier... Le village est comme la mémoire : les époques s'y imbriquent et s'y superposent, sans qu'aucune fasse disparaître la précédente, dédaignant les lois du temps linéaire qui voudraient que le présent abolisse le passé. Et sur l'eau calme de la Houzée, tant de reflets passent en glissant, miroitant tous ensemble, dans les plis que trace le courant retroussant le flot lent qui descend de la source comme un tissu moiré. Depuis longtemps on n'utilise plus le lavoir. Il était presque en ruines quand, dans les années 70, quelques femmes vêtues de noir et venues d'un autre petit village, très loin, tout près, au Portugal, en ont repris quelque temps l'usage, avant d'acheter, comme tout le monde, des machines à laver.
Puis on l'a restauré. Il est aussi triste et doux maintenant qu'une page de Gérard de Nerval, avec son air antique et sa charpente rénovée, déjà mangée de capricornes.
Un jour, je me souviens d'avoir demandé à ma grand-mère si elle avait lavé son linge au lavoir, dans sa jeunesse. Elle m'a regardée étonnée, presque offensée. "Ah non ! heureusement non ! je le donnais à laver !" C'était si dur. Une plus pauvre le faisait. Je sais pourtant que, chez elle, ma grand-mère se chargeait aussi, au besoin, de faire bouillir dans sa lessiveuse le linge des petites lessives, puis de le rincer avec l'eau qu'elle tirait à la pompe. Et c'était dur aussi. Moins tout de même que les grandes lessives du lavoir qui cassaient l'échine et faisaient les mains raides et glacées. Ma mémoire est comme l'eau lente du vieux lavoir, de reflet en reflet elle glisse en rêvant... J'ai connu la dernière lavandière de la région. C'était à Vendôme où j'allais au lycée. Le soir, il fallait attendre longtemps le car, sur le Champ de foire. Aux jours de fête foraine, on essayait un tour d’autos tamponneuses, on achetait une barbe-à-papa épaisse et sirupeuse, ou on tentait sa chance à la loterie qui offrait des peluches et des porte-clés à ses heureux gagnants, mais la plupart du temps, on n'avait rien à faire que s'enuyer et errer sur la place. Souvent, j’allais jusqu’à la rive du Loir, en contrebas, et je passais une heure, penchée sur le parapet, à regarder. En face, le vieux lavoir était presque toujours vide. Parfois, pourtant, une vieille était là, toujours la même, qui frottait lentement de vieilles nippes grises et noires, et des draps flottant sur l’eau sombre, tout blancs, comme des corps abandonnés. La vieille laveuse était semblable à toutes les pauvres femmes qu’on voyait trottiner dans la ville, à toutes ces vieilles du faubourg Saint-Bienheuré ou de la rue Ferme, les cheveux blancs dans un foulard à fleurs, les bas gris sous une jupe noire. Le manteau brun jeté par-dessus tout cela recouvrait mal la bosse de son dos brisé. Elle restait longtemps, longtemps, penchée sur son linge, à frotter et à battre, faiblement, lentement, agenouillée, et si courbée qu’on aurait cru qu’elle allait piquer du nez. L’eau s’en allait doucement et la nuit tombait peu à peu. Elle restait là, penchée, presque immobile, ramassée sur ses genoux fatigués, comme elle aurait prié. Elle avait connu d’autres temps, les femmes qui parlaient haut et se chamaillaient, de fortes travailleuses qui frappaient les battoirs, usant les savons et le bleu, les manches retroussées sur leurs bras nus, avant de s’en retourner d’un bon pas, la hotte sur la hanche. Et voilà qu’elle était la dernière, une vieille épuisée, vacillante, oubliée, lavant de ses mains raidies, dans l’eau boueuse et froide, si froide, son pauvre linceul raccommodé.