Le cygne noir
Je l'ai d'abord aperçu sur l'étang, nageant en souverain, tête haute, unique et solitaire, irradiant l'obscur comme une nuit des antipodes...
Un cygne noir ! Merveille ! Je n'en avais encore jamais vu... sans doute n'en reverrais-je plus jamais...
Quand j'ai voulu m'approcher pour le photographier, il avait déjà quitté son étang. Volaille du rivage, il se dandinait parmi ses camarades les chevaux et les foulques et les beaux cygnes blancs, et les vilains petits canards qui deviendraient des cygnes aussi lumineux qu'il était ténébreux...
Sur son chemin de terre, il musardait, il s'épouillait, il grattait l'herbe et se mêlait à la foule caquetante, insoucieux de sa grâce, en oiseau qu'il était. Il vivait sa vie d'enfant du bon Dieu comme un canard sauvage, et il avait si bien perdu sa majesté qu'on aurait pu le prendre pour un dindon égaré.
J'ai cru m'être trompée... ou qu'il m'avait trompée. Je l'ai laissé pour m'en aller plus loin, faire le portrait d'un oiseau cabotin.
Mais lui, comment l'aurait-il su, qu'il était le cygne noir ? Personne autour de lui ne s'en était jamais douté. Et s'il aimait, tout comme un autre, flâner sur son sentier de boue, c'est qu'il était, autant que cygne noir, un oiseau sous le ciel.
La merveille, n'est-ce pas que la merveille soit si simple souvent, si ordinairement revêtue des plumes du banal et de l'insignifiance, que nous pourrions, passant tout auprès d'elle sur l'un de ces chemins bien balisés de points d'admiration que nous suivons si volontiers, la mépriser ?