Le cristal des vertus
Derrière une de ces vitrines du quartier Crébillon qui semblent uniquement conçues pour illustrer le refrain de Baudelaire - "Là, tout est luxe, calme et volupté", j'avais admiré cette pendule de verre aux rouages dorés où le monde entier paraissait pouvoir se mirer - et où se trouvaient réunis la ville et les arbres, la lumière et les ombres, la profondeur du verre et la matité du métal. Il était un peu plus d'une heure au cadran de cette goutte d'infini, le soleil marchait vers son zénith, et les engrenages scintillants ne semblaient pas me promettre la mort, mais une existence d'atome rayonnant dans un flot de lumière. J'aurais volontiers acheté, en rêve, une telle pendule.
Puis, rentrant chez moi en voiture, j'ai entendu à la radio la voix tant aimée de Vladimir Jankélévitch. De son débit pressé et bafouillant où les idées se précipitaient presque électriquement, comme des ondes lumineuses, il expliquait sa théorie des vertus.
"Toutes les vertus sont comprises dans l'amour. D'ailleurs les stoiciens disaient cela : celui qui a une vertu les a toutes. Qu'est-ce que c'est qu'un homme juste qui serait menteur, qui ne serait pas sincère, qu'est-ce que c'est qu'un homme d'amour qui serait injuste ?... Chaque vertu est comme un être de cristal dans lequel on voit par transparence toutes les autres... on peut lire toutes en chacune, en filigrane, en quelque sorte ...
...On peut dire que le mal, c'est la disjonction des vertus, c'est d'avoir une vertu sans les autres... le mal c'est d'être courageux sans être sincère, sincère sans être juste, etc. Le mal, c'est la dissociation des valeurs, une valeur dissociée des autres devient méchante, devient mauvaise..."
J'ai repensé à ma pendule de verre. Ce qui la faisait si rayonnante, c'était bien de tout contenir, de mettre en harmonie tant de perfections, et de les faire toutes aller d'un même mouvement, dans ses engrenages mobiles et ses reflets tournoyants. - Ma pendule de verre n'était peut-être pas une allégorie du temps, comme je l'avais cru, mais une allégorie de la vertu.
Et le mal, en revanche... si le mal est une vertu solitaire et sans amour, une vertu s'élançant hautaine et seule, dédaigneuse des autres, prête à les piétiner toutes pour se frayer un chemin plus large... oui... tout s'éclaire... cela explique tant de choses, tant de désastres, tant de ravages dont nous avons souffert, sans parvenir à les expliquer, sans parvenir à nous révolter...
Car dans la nuit des coeurs humains, il arrive si souvent qu'un engrenage s'échappe, que le verre se brise, et qu'une vertu marchant sans les autres se mette à tout ravager hargneusement, de toute sa force dévoyée, de son énergie dépourvue de tout sens et de tout amour.
C'est ce qu'on appelle le Mal, et comme cela se prétend courage ou foi - ou se nomme de tant d'autres mots ainsi dévoyés -, comme cela emprunte les rouages dorés de ces belles vertus, de ces valeurs qui font le Bien, aiguilles affolées, aimantées par l'admiration, égarées, incapables de comprendre, nous courons nous cogner contre lui.
Ce que Vladimir Jankélévitch, en quelques mots pressés, vient de nous expliquer, ce n'est pas seulement le Mal, c'est son pouvoir.
Et on pourrait en trembler d'angoisse, si la pendule de verre n'était, là-bas, si calme, si douce et si paisible.
Pour écouter la voix de Vladimir Jankélévitch :
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