L'art d'être passant
L'art d'être passant, dans les rues d'une grande ville, consiste à maîtriser les figures d'un vaste et mystérieux ballet. Croiser, par exemple, lorsqu'on monte la rue du Calvaire, ceux qui la descendent, ou se ranger à temps à gauche quand le passant d'en face oscille vers la droite, pencher un peu son parapluie quand on rencontre, Pont Sauvetout, un autre parapluie, s'incliner au moment opportun pour éviter la baleine pointue qui menace.
Les flâneurs, en général, maîtrisent à la perfection ces figures depuis longtemps apprises et répétées.
Parfois, pourtant, un pas se désaccorde, un geste s'égare. Celui qui monte la rue du Calvaire oscille trop tôt à gauche, quand celui qui face à lui la descend oscille trop vite à sa droite, la main ne soulève pas à temps le parapluie, les épaules ne se penchent pas assez souplement : on menace de se cogner, de se heurter, de s'embrasser, de se crever un œil, une gorge, un sein. On s'excuse, gêné, honteux.
Comme elles nous troublent, ces erreurs, dont on comprend si bien, sans se l'avouer, tout ce qu'elles miment : cette rencontre amoureuse qui n'aura jamais lieu, cette tendresse qui nous rendrait la vie, ou cette rage, cet élan meurtrier qui jetterait les uns contre les autres les individus oppressés par la foule, le désordre qui pourrait s'instaurer, et que, d'un nouveau pas de côté, d'une harmonieuse inclinaison, réintégrant la danse, au dernier instant, - pardon monsieur, - pardon madame, on retient.
Quelquefois - rarement - on rencontre des gens qui s'accordent à merveille, et vont dansant du même pas sur leur sentier de lumière. On les admire, on les envie. Et puis on passe son chemin.