Le Belem
J'ai été surprise, hier soir, alors que je rentrais, à la nuit tombante, par le quai de la Fosse, d'y rencontrer le Belem.
Je ne savais pas qu'il était revenu à Nantes.
Face au port délaissé transformé en musée, avec ses grues Titan figées et ses anneaux lumineux immobiles, il dressait haut ses trois beaux mâts tremblants, comme des troncs vivants dans la forêt du temps.
La Loire s'en allait de nouveau vers la mer, toute chargée d'appels et de voiles, l'île Mabon depuis longtemps noyée s'endormait comme avant parmi ses haies plantées d'oiseaux, et, sur les hauts cordages des navires descendant le flot, on avait retendu la toile grise des vieux jours disparus.
J'ai laissé l'ombre du Belem glisser vers moi qui me tenais sur le quai du tramway, dans le vacarme des automobiles - j'ai entendu, distinctement, le cri aigu de la vigie et le lent grincement du gouvernail dans le claquement des voiles et le tintement des mâts.
Il erre de port en port, ce Belem, comme un vaisseau-fantôme, tout autour de la terre, mais partout où il passe on l'attend, et, partout, c'est bien vivant qu'il entre, reprenant aussitôt dans les ports évanouis, bétonnés, transformés, la place qui n'a jamais cessé d'être la sienne.
D'où vient que le gréement des antiques vaisseaux soit encore si haut dressé dans nos vies de modernes qui n'allons plus au loin qu'en avion ?
D'où vient qu'en nous tant de vies disparues que nous n'avons jamais connues se pressent encore, que nous continuions à voir le monde avec les yeux des marins naufragés, des soldats morts, des chasseurs affamés, des paysans épuisés, des maçons oubliés d'une histoire révolue ?
D'où vient qu'être au monde, ce soit être dans tant de mondes qu'on ne peut vivre qu'errant, glissant d'un port à un autre, une vieille malle à la main, cherchant sa route sur des cartes jaunies semées d'îles englouties ?