Le banc
5 février 2012 - Quai du canal Saint-Félix
A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais !
Baudelaire - Le Cygne
Quand j'ai photographié ce banc, de la vieille fonderie du "Centaure", dont l'appui de fonte évoque en effet la croupe d'un cheval à tête humaine, j'ai remarqué les traces de pas fraîchement creusées dans la neige, qui attestaient que quelqu'un était venu s'asseoir sur le dos glacé de ce bon centaure, quelqu'un qui avait trouvé là un bref repos dans sa marche glissante, avant de repartir. Et je me suis souvenue d'une femme que j'avais rencontrée, dans le tramway, l'hiver dernier.
C'était une femme en costume africain éclatant. Elle avait posé près d'elle les sacs qu'elle avait ramenés du marché. Il faisait froid et elle regardait au-dehors, d'un air morne.
Puis voilà qu'il se met à grêler, par grandes rafales glacées cliquetant sur les parois du tram.
-Qu'est-ce que c'est, ce qui tombe ? Je lève la tête. C'est la femme, en face de moi, qui m'a parlé. Elle répète, obstinée, voulant vraiment savoir
-Qu'est-ce que c'est, ça, qui tombe ?
-De la grêle.
-De la grêle ? qu'est-ce que c'est ?
-De la glace.
-Ah.
Et elle se tait de nouveau. Elle continue à regarder par la fenêtre. Dehors, peu à peu, la grêle se change en neige.
Elle descend au Pin sec, avec ses paquets, et je la regarde s'éloigner, silhouette jaune vacillante sur le quai qui blanchit, courbée sous le poids des paquets et sous le souffle de l'hiver. Je la vois encore, s'asseyant bientôt, fatiguée, sur un banc déjà recouvert, puis se relevant presque aussitôt, effrayée par le froid, pour repartir de son pas lourd.
La ville est remplie d'exilés. Ils regardent tomber la grêle sur leurs rêves gelés, sur leurs paquets trop lourds, sur les chemins qui se font glissants.
Et ils ne trouvent que rarement où s'asseoir.