Le balcon - Cathédrale
Au balcon du grand orgue se tiennent les gardiens de bois. Taillés sans doute, comme les stradivarius, dans le tronc d'arbres sciés en hiver, par des nuits claires dont ils ont retenu la lumière. Quand la musique monte dans les tuyaux de métal, ils penchent leurs vieux fronts pour qu'elle y glisse et s'y réchauffe, avant de descendre vers nous. Depuis des siècles et des siècles.
Du premier organiste de la cathédrale de Nantes, on n'a retenu que le prénom, il s'appelait Johannes. Ensuite vinrent :
Pierre Priou, Guillaume Ruaux, Maurice Charrier, Etienne Pine, Thomas Des Landes, Etienne Libourne, Jehan Tourteau, Pierre Rivière, Michel Cerisier, Jacques Dominel, André Bouvier, Charles de la Verdure, Robert Denain, Charles Pillet, Gabriel Lepaige, François Néron, René Néron, Julien Louin, Jean Loiseau, Yves Lemarié, Denis Boucherie, Jacques Collesse, Mathieu Desforaz, Jean-Christophe Walther, Denis Joubert, Aimée Goutel, François Benoist, Nicolas Minard, André Minard, Ernest Legrand, Albert Bélédin, Marcel Courtonne, Félix Moreau, Michel Bourcier, Gabriel Niel, Marie-Thérèse Jehan.
Une foule. Un peuple. Je sais que j'en oublie, et qu'on a oublié de noter le nom des souffleurs, des dizaines de valets qui ont alimenté les soufflets de leur force et de leur ferveur. Mais je sais aussi que l'orgue, lui, n'a oublié aucun d'eux. Et leurs voix tremblent encore, là-haut, dans les lèvres entrouvertes des gardiens de bois, au balcon.
J'ai vu Félix Moreau, très âgé, promener sur le pédalier et sur les cinq étages du clavier ses pieds et ses mains minuscules, fabuleusement agiles, prodigieusement humains.
Je l'ai entendu raconter avec beaucoup d'admiration et une immense envie la mort de Louis Vierne, l'organiste aveugle de Notre-Dame de Paris qui se coucha sur son instrument pour son dernier récital - tomba-t-il sur le clavier du récit ou sur celui de l'écho ? je ne sais, mais ce fut, je le reconnus dans la voix fascinée de Félix Moreau, comme un très long soupir des vieux tuyaux, un accord qu'on n'avait jamais entendu et qu'on n'entendra jamais plus, aussi dissonant que parfait.
L'un des jeux du grand orgue s'appelle la voix humaine.
Sur l'orgue de la cathédrale de Nantes, ce jeu est l'un des plus beaux.