La tache
On a célébré récemment le soixante-dixième anniversaire des terribles bombardements de 1943 à Nantes. A cette occasion, Ouest France a donné la parole, au cours d'une réunion publique, à des témoins dont on peut réentendre, sur le site du journal, les récits bouleversants : http://www.ouest-france.fr/actu/actuLocale_-Bombardements-de-1943-ces-enfances-nantaises-meurtries-par-les-bombes-_40815-2230793------44109-aud_actu.Htm
Repensant à ces hommes et ces femmes en pleurs, fouillant les décombres et les cendres de leur mémoire blessée, je passais hier, rue Clemenceau, devant le musée immobile dont les travaux sont actuellement suspendus. J'ai partagé un instant la mélancolie grise des muses engrillagées, puis, tout à coup, je me suis souvenue de la tache...
Elle s'allongeait dans le hall, je crois - déjà je ne suis plus très sûre, il y a si longtemps que le musée est fermé... mais il me semble que c'était là, au pied du vaste escalier, sur le sol dallé de pierre lisse, sous la lumière éclatante de la verrière : une tache brunâtre, longue et large comme un corps humain. Une flaque d'ombre indécise et vague, que beaucoup ne remarquaient pas.
C'était pour moi le Suaire de Nantes, la trace de sang ineffaçable que fit en septembre1943 le cadavre sanglant d'un mort, ou d'une morte, apporté là, dans ce musée où l'on avait entassé, en de longues rangées de cercueils, des corps et des débris de corps, parce qu'il y en avait tant dans la ville bombardée qu'on ne savait où les poser.
Pendant plus de soixante ans les femmes de charge ont frotté et poli la pierre sans jamais parvenir à effacer la tache, qui s'obstinait à faire l'ombre brunâtre, le fantôme endormi, le martyr plus très frais, sous le pas clair des visiteurs. Les employés du musée, les conservateurs tatillons, et même les touristes surpris en avaient pris leur parti. Car il faut qu'il y ait, dans toute demeure humaine, quelque part, un spectre qui sommeille, un coin où rêve et pleure le souvenir, entre ses plis de nuit.
Mais les témoins des bombardements sont bien vieux aujourd'hui. Et les travaux du musée vont reprendre. On détruira, on reconstruira, on remplacera sans doute les sols usés. Qu'adviendra-t-il, alors, de la tache ?