La mue du serpent

Publié le par Carole

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Crotale diamantin de l'Ouest (ou crotale du Texas) avant la mue - Muséum d'histoire naturelle - Nantes 
 
 
Au Muséum je m'étais aventurée jusqu'à ce noeud de petites salles étroites où l'on ne se déplace qu'en sinuant, logis du vivarium aux cages de verre fermées à triple tour.
Dans la chaleur moite, une gardienne câlinait, derrière la paroi de verre, un grand serpent africain qui s'était lentement mis en mouvement, et dont les anneaux ondulaient aussi savamment, aussi délicatement que les sillons annelés d'une vague.
-Tu es beau, lui disait-elle, comme tu es beau...
C'était vrai.
J'ai demandé bien sûr si le serpent était venimeux.
-Oui, très venimeux. Regardez comme il avance sa tête... qu'elle est belle ! vous devriez la photographier... sans flash, n'est-ce pas ?
J'ai photographié le serpent très venimeux.
-Si vous voulez, je vais vous montrer quelque chose, un peu plus loin, suivez-moi... regardez, ce crotale : il va muer... il est tout chose... ils ne sont pas bien quand ils muent, les pauvres...
Regardez donc son oeil, regardez, là, cette peau, comme une cataracte, c'est l'oeil qui mue... chez les serpents l'oeil mue aussi... En fait,  l'oeil est recouvert d'une écaille, une très fine écaille, une paupière d'écaille... elle mue comme les autres écailles....
 
J'ai photographié l'oeil du crotale.
Et je me suis mise à rêver.
 
Si nous aussi, nous les humains, si nous pouvions, comme les serpents, muer. Si nous pouvions muer jusqu'à l'âme...
Si nos yeux qui ne perçoivent le monde qu'à travers l'épaisse écaille des souvenirs, des préjugés, des illusions, des certitudes, pouvaient laisser tomber un instant, rien qu'un instant, sous la poussée de la mue, cette lourde peau...
Que verraient-ils alors, éblouis ?
Que saurions-nous de ce monde que nous avions toujours ignoré ?
Emerveillés comme le sont les aveugles à qui on rend soudain la vue, quels chemins d'infini découvririons-nous tout à coup dans les plis soulevés de l'ombre ?
 
Et puis... peut-être que non, après tout, peut-être que nous ne verrions plus du tout.
Sans tout ce qui donnait un sens et une forme à ce que nous appréhendions, sans ces écailles qui nous pesaient, mais qui étaient nôtres, et à travers lesquelles nous avions appris à fitrer la lumière du monde pour l'amener jusqu'à nous, peut-être - qui sait ? - qu'il ne nous serait plus possible de distinguer quoi que ce soit.
Et nous attendrions, douloureux comme les serpents, qu'une nouvelle écaille, de souvenirs, de préjugés, d'illusions et de certitudes, pousse et recouvre à nouveau nos yeux - transparente et neuve d'abord comme une rosée d'été, puis de plus en plus épaisse et granuleuse.
 
Il y aurait, tout de même, cette transparence après la mue, cet éclat de matin, cette fraîcheur de source...
 
 
Faire muer ses yeux,  laisser venir, sous l'écaille opaque et sombre de l'habitude, l'écaille heureuse et légère de la vie revenue. Régénérer son regard.

Publié dans Nantes

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E
Magnifique texte ! Je vous cite dans mon devoir sur le surréalisme :)
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C
Merci, c'est très gentil de votre part de prendre la peine de m'écrire, et votre message me touche plus que je ne saurais le dire.<br /> Mais en ce qui concerne votre devoir, je pense qu'il faut demander à votre professeur quels types de textes il veut que vous citiez. En général on demande de s'appuyer sur des auteurs bien connus (et ce n'est pas mon cas !).
J
La mue comme métaphore de la liberté, du désir de liberté. Se débarrasser de tout préjugés, de certitudes, se régénérer, retrouver l'enfance qui est en nous et où tout est encore possible ! l'oeil<br /> de l'artiste, du poête, du philosophe nous offre la possiblité de changer notre regard. D'apprendre a voir différemment. Je pense aux artistes Christo et Jeanne claude qui recouvre le monde de<br /> leurs drapées et bouts de cordes pour mieux le reveler. Une autre peau pour un autre monde peut être ?
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C
<br /> <br /> J'aime beaucoup ce que tu dis de Christo et Jeanne Claude, car c'est en effet une forme de mue qu'ils pratiquent.<br /> <br /> <br /> <br />
A
Je l'ai senti, Carole... tu sais, il est des regards profonds, qui savent puiser à l'essentiel, l'essence... Merci !
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C
<br /> <br /> Je crois que nous nous comprenons bien, Anne. A bientôt.<br /> <br /> <br /> <br />
A
J'aime particulièrement cette idée de la mue du regard ! Quant à ton article, il est tout simplement profond. Merci, Carole !
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C
<br /> <br /> Et merci à toi, Anne. C'était encore une réflexion sur "l'autre regard".<br /> <br /> <br /> Amitiés.<br /> <br /> <br /> <br />
J
Il y a une solution en effet. Je pourrais intégrer un peu de couleur pour la peau de l'oeil qui mue. Cette subtile touche colorée prendrait même une dimension toute particulière sur le dessin en<br /> noir et blanc.<br /> J'apprécie votre proposition : si vous estimez que l'une ou l'autre de vos photos serait susceptible de m'inspirer un dessin, vous pourriez me les transmettre, qui sait, peut-être une future<br /> collaboration ? (Mais ici, votre texte est déjà rédigé !).<br /> Bien sûr, prenez votre temps car de toute manière le mien va me manquer la semaine prochaine, même pour vous répondre ...
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C
<br /> <br /> En effet, cette fois, le texte est déjà rédigé. Je pourrais, si vous le souhaiter, ajouter votre dessin (signé !), ou intégrer un lien vers votre site. Je vous envoie les photos - demain sans<br /> doute, ou après-demain, car je ne les ai pas encore "sorties" de mon appareil - mais j'avais pris évidemment la meilleure pour l'article.<br /> <br /> <br /> <br />
J
J'ignorais pour la mue de l'oeil.... Il t'a bien inspiré ce crotale... Difficile de te répondre, nous n'avons cette mue... mais j'aime tes idées, bonne nuit Carole....
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C
<br /> <br /> Moi non plus, je ne peux pas vraiment répondre, Jill. Mais parfois, poser la question est une forme de réponse, même si imparfaite...<br /> <br /> <br /> <br />
C
Il nous faut "dépouiller le vieil homme". Merci pour cette forme de réhabilitation du serpent.
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C
<br /> <br /> Dépouiller le vieil homme, ou régénérer sa vieille peau (qui fait aussi sa force)...<br /> <br /> <br /> <br />
L
le mouton social que nous sommes devenus est il preparé pour donner un tel pas
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C
<br /> <br /> Alors, de moutons, faisons-nous serpents ! Une autre mue...<br /> <br /> <br /> <br />
E
Régénérer le regard ..... quel idée merveilleuse ...découvrir à nouveau .... s'émerveiller ! Une vie nouvelle .Bienheureux les serpents.Belle soirée, bises Carole
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C
<br /> <br /> Bienheureux les serpents, comme tu as raison !<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
N
Tu nous entraînes une fois encore dans de profondes réflexions. La couleuvre qui a longtemps habité le jardin - je ne la vois plus depuis 2 ou 3 ans, a laissé un jour sa mue entière parfaitement<br /> intacte. Je l'ai toujours.C'est une dépouille qui n'évoque pas la mort, mais bien une transformation.
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C
<br /> <br /> J'ai vu aussi des "mues entières" exposées au vivarium, c'est très évocateur, en effet, du passage. Mais c'est aussi une belle "trace" à conserver.<br /> <br /> <br /> <br />
H
Ces écailles sur les yeux ce sont peut-être aussi un outil pour apprendre sa vie, avec sa vision personnelle pour des expériences intimes. La mue de l'oeil serait l'instant de Grâce, le moment<br /> éclair qui traverse le coeur et se dépose sur l'âme pour ajouter une lumière à notre marche vers le meilleur de soi.<br /> Je me le demande...<br /> Ce texte est bien grand! Merci*<br /> <br /> Hélène*
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C
<br /> <br /> Un instant d'absolu, un éclair : peut-être ne pourrions-nous le supporter, ou simplement le comprendre. Une transparence, une lumière seulement un peu plus vive, ce serait déjà tellement... Qu'il<br /> s'agisse d'une marche vers soi, autant que vers le monde, je le crois vraiment.<br /> <br /> <br /> Merci, Hélène.<br /> <br /> <br /> <br />
R
Permettez-moi de vous contredire et d'indiquer que je ne suis pas du tout d'accord avec vous quand vous écrivez dans votre réponse à mon commentaire : "mythe de la caverne".<br /> <br /> Que l'on nomme ce texte allégorie ou récit métaphorique par exemple, peu me chaut. Mais assurément pas mythe : pas de dieux là-dedans, pas d'être surnaturels, uniquement des hommes !
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C
<br /> <br /> On dit si habituellement "mythe de la caverne", que je n'y ai pas fait attention. Mais vous avez raison, le mot "mythe" ne s'applique pas ici. Il faut réfléchir à tous les mots qu'on emploie, pas<br /> de doute...<br /> <br /> <br /> P.S. : Toutefois, ayant pris le temps ce soir de consulter mon Grand Robert, je lis, à l'entréeMythe 3, cette définition qui nous réconcilera définitivement - je<br /> l'espère - : "(1842) Expression d'une idée, exposition d'une doctrine ou d'un théorie au moyen d'un récit poétique cf Allégorie. Le mythe de la caverne chez<br /> Platon (avec un exemple de Thibaudet)...<br /> <br /> <br /> <br />
V
Un cheminement serpentin qui part des couloirs poussiéreux (forcément) d'un musée jusqu'à la paupière diamantine d'un crotale, comme la fragile enveloppe métaphorique de l'âme. Nous muons à vous<br /> lire car ces chemins littéraires, nous ne les avions jamais empruntés,<br /> Belle journée à vous Carole,<br /> Valdy
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C
<br /> <br /> Merci, Valdy, pour ce commentaire merveilleux pour moi.<br /> <br /> <br /> De ce texte à la structure "serpentine", comme vous l'avez remarqué, j'avais voulu en effet faire une sorte de récit emblématique de ma recherche.<br /> <br /> <br /> <br />
E
or une cellule de rétine ne vit que 10 jours ! 20 milliards de nos cellules meurent chaque jour, et nous changeons de corps tous les 15 ans,<br /> " http://www.lefigaro.fr/sciences/2008/05/14/01008-20080514ARTFIG00005-pourquoi-change-t-on-de-corps-tous-les-quinze-ans.php "<br /> est ce que notre bon vieux "MOI" est le seul à rester vieux dans ce chamboulement perpétuel ?
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C
<br /> <br /> Bien sûr, mais cette mue-là est progressive et ne nous laisse pas le loisir d'échapper aux habitudes. Cependant, tu as raison, nous avons les moyens, de rester non pas jeunes, mais "neufs" - si<br /> nous y veillons.<br /> <br /> <br /> <br />
R
L'oeil qui mue, qui se régénère : cela ne nous permettrait-il pas - enfin - d'accéder à une certaine connaissance du monde ?<br /> Cela ne nous permettrait-il pas - enfin - de sortir de la caverne ?<br /> <br /> "Représente-toi donc des hommes qui vivent dans une sorte de demeure souterraine en forme de caverne, possédant tout le long une entrée qui s'ouvre largement du côté de la lumière ..."<br /> <br /> Vous l'avez évidemment compris, c'est à l'Allégorie de la Caverne qui entame le septième livre de "La République" de Platon (Gallimard, Pléiade, pp. 1101, sqq. de mon édition de 2000)que, d'emblée,<br /> votre réflexion "ophiologique" me fait penser.<br /> <br /> Et si nous aussi, toujours, nous ne voyions que des ombres ? Et si pour nous aussi tout n'était qu'illusion ?<br /> Ne sommes-nous pas dans ce monde comme les prisonniers enchaînés à nos préjugés du premier moment du récit métaphorique de Platon ?<br /> <br /> Et à l'instar du crotale, l'écaille qui tombe nous autorisera-t-elle une meilleure connaissance du monde intelligible ?<br /> <br /> Oui, un temps seulement ; car la nouvelle écaille, vite, recouvrira bientôt nos yeux. Et nous serons alors à nouveau plongés dans la pénombre ; nous serons à nouveau précipités dans la caverne où<br /> nous retrouverons les autres hommes qui ont continué à se complaire dans leur confortable ignorance ...<br /> <br /> Une seule solution pour nous ? Prendre sur eux de l'ascendant pour les délivrer malgré eux ...<br /> <br /> <br /> C'est chez Platon, le risque du pouvoir totalitaire qui est là esquissé.<br /> Mais cela est une autre histoire ...
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C
<br /> <br /> Vous avez bien saisi ce qui me sépare de Platon et du mythe de la caverne ici : le "déssillement" ne peut se faire que dans des fulgurances rapides, et le poids des préjugés - sans doute<br /> indispensable pour lester nos faibles vies humaines - nous reprend toujours.<br /> <br /> <br /> Comme vous le dites, L'idéalisme de Platon va vers le totalitarisme peut-être parce qu'il croit le "déssillement" et l'accès à la vérité définitifs.<br /> <br /> <br /> Le personnage qui se tient en filigrane de mon texte - s'il en faut un - , ce serait plutôt Rimbaud, le "voyant" qui a finalement préféré cesser de "voir" . Mais il y aurait beaucoup d'autres<br /> choses à en dire, et je ne veux pas traiter trop de sujets dans un seul article.<br /> <br /> <br /> En outre, la réflexion sur le regard est ici très liée à mon travail actuel en photo, donc nourrie à des sources personnelles autant qu'à des héritages philosophiques ou littéraires.<br /> <br /> <br /> <br />
J
C'est certain : je n'ai jamais été gardien de museum. Sans quoi, j'aurais su que le nom de mon métier se passe bien d'un u !
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C
<br /> <br /> Ce n'est qu'un passage par l'anglais...<br /> <br /> <br /> <br />
J
Cette guardienne a raison : le crotale est superbe, il mérite une photo. Il mériterait un dessin au portemine : pourquoi pas ?<br /> <br /> Permettre à ses yeux de muer : et si nos efforts à mieux être, à mieux vivre, parfois, nous le permettaient. C'est clair, parfois, dans certaines circonstances de la vie, nos yeux muent : notre<br /> regard se regénère. C'est certain. Cela m'est déjà arrivé.
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C
<br /> <br /> Jean-Claude : c'est exactement, très exactement ce que je voulais dire.<br /> <br /> <br /> Pour le dessin au porte-mine, je ne sais pas. Je crois qu'ici vous auriez une difficulté : l'oeil qui mue apparaît recouvert d'une "peau" bleuâtre, c'est une teinte très particulière, entre le<br /> gris pâle et le bleu clair. Il y a peut-être des solutions.<br /> <br /> <br /> Sinon, on peut très facilement photographier les serpents dans un vivarium, puisqu'ils ne bougent presque pas. Il y aurait en effet de très beaux sujets. J'ai fait une dizaine de photos hier<br /> après-midi, je peux vous les transmettre si vous voulez, mais elles ne sont pas toutes réussies.<br /> <br /> <br /> <br />