La mue du serpent
Crotale diamantin de l'Ouest (ou crotale du Texas) avant la mue - Muséum d'histoire naturelle - Nantes
Au Muséum je m'étais aventurée jusqu'à ce noeud de petites salles étroites où l'on ne se déplace qu'en sinuant, logis du vivarium aux cages de verre fermées à triple tour.
Dans la chaleur moite, une gardienne câlinait, derrière la paroi de verre, un grand serpent africain qui s'était lentement mis en mouvement, et dont les anneaux ondulaient aussi savamment, aussi délicatement que les sillons annelés d'une vague.
-Tu es beau, lui disait-elle, comme tu es beau...
C'était vrai.
J'ai demandé bien sûr si le serpent était venimeux.
-Oui, très venimeux. Regardez comme il avance sa tête... qu'elle est belle ! vous devriez la photographier... sans flash, n'est-ce pas ?
J'ai photographié le serpent très venimeux.
-Si vous voulez, je vais vous montrer quelque chose, un peu plus loin, suivez-moi... regardez, ce crotale : il va muer... il est tout chose... ils ne sont pas bien quand ils muent, les pauvres...
Regardez donc son oeil, regardez, là, cette peau, comme une cataracte, c'est l'oeil qui mue... chez les serpents l'oeil mue aussi... En fait, l'oeil est recouvert d'une écaille, une très fine écaille, une paupière d'écaille... elle mue comme les autres écailles....
J'ai photographié l'oeil du crotale.
Et je me suis mise à rêver.
Si nous aussi, nous les humains, si nous pouvions, comme les serpents, muer. Si nous pouvions muer jusqu'à l'âme...
Si nos yeux qui ne perçoivent le monde qu'à travers l'épaisse écaille des souvenirs, des préjugés, des illusions, des certitudes, pouvaient laisser tomber un instant, rien qu'un instant, sous la poussée de la mue, cette lourde peau...
Que verraient-ils alors, éblouis ?
Que saurions-nous de ce monde que nous avions toujours ignoré ?
Emerveillés comme le sont les aveugles à qui on rend soudain la vue, quels chemins d'infini découvririons-nous tout à coup dans les plis soulevés de l'ombre ?
Et puis... peut-être que non, après tout, peut-être que nous ne verrions plus du tout.
Sans tout ce qui donnait un sens et une forme à ce que nous appréhendions, sans ces écailles qui nous pesaient, mais qui étaient nôtres, et à travers lesquelles nous avions appris à fitrer la lumière du monde pour l'amener jusqu'à nous, peut-être - qui sait ? - qu'il ne nous serait plus possible de distinguer quoi que ce soit.
Et nous attendrions, douloureux comme les serpents, qu'une nouvelle écaille, de souvenirs, de préjugés, d'illusions et de certitudes, pousse et recouvre à nouveau nos yeux - transparente et neuve d'abord comme une rosée d'été, puis de plus en plus épaisse et granuleuse.
Il y aurait, tout de même, cette transparence après la mue, cet éclat de matin, cette fraîcheur de source...
Faire muer ses yeux, laisser venir, sous l'écaille opaque et sombre de l'habitude, l'écaille heureuse et légère de la vie revenue. Régénérer son regard.