La maison

Publié le par Carole

la maison 2
 
Tout au bout de l'avenue qui mène à la gare en ruines, elle est toujours là. On l'avait bâtie de béton, aussi se tient-elle encore droite et lourde. Mais rien n'a pu empêcher la pluie de salir le crépi des murs, rien n'a pu empêcher les saisons de recouvrir le toit de lichens et de mousses, rien n'a pu empêcher le gel et le vent âpre de la Beauce d'écailler la peinture des volets, ni le vieux store de tomber comme une paupière usée sur un oeil mort.
Les hauts tuyas qui l'habillaient de frais ont été brutalement coupés comme les lauriers du bois dans la chanson oubliée dont j'ai un jour su les paroles. La voilà mise à nu, et son pauvre corps gris de vieille fait mal à voir.
Ma chambre était à l'étage, devant, juste au centre. Quand j'y suis entrée pour la première fois, j'avais juste six ans et j'avais éprouvé un ravissement qui me bouleverse encore, devant les murs tapissés de petites roses. C'était un beau jardin de rêve et de papier, où j'ai cueilli ma part de bonheur - celle qu'il faut se dépêcher de saisir sur les branches du temps. Depuis, la moisissure, cette sombre créature qu'on enfermait alors à la cave, a grimpé sauvagement l'escalier ciré, pour tout redessiner en noir et blanc là-haut. 
Dans le jardin, derrière, sur le talus, poussaient des coquelicots que je dépeçais chaque printemps dans leurs boutons encore fermés, pour faire surgir leurs robes pâles et froissées, d'une beauté délicate de promesse et d'espoir. J'avais de fugaces remords quand ils mouraient ensuite au soleil, abandonnés. Il y avait aussi de longues colonies immobiles de ces punaises noires et rouges qu'on appelait gendarmes et qui attendaient on ne sait quoi de terrible au coeur de la lumière, l'été.
La porte d'entrée, qui conduisait à ce jardin, était toujours ouverte. Elle est toujours fermée maintenant, soigneusement fermée à clef. On craint probablement que des vagabonds ne s'installent. Mais nulle serrure ne peut arrêter les squatters muets qui logent là sans qu'on le sache : nos coeurs d'enfants qui s'obstinent.

Publié dans Le village : Selommes

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