La femme qui lit
Une vieille femme qui lit, par un beau jour un peu frais de mars, et rien de plus.
Une femme modeste sans doute, qui ne cherche pas à se faire remarquer, qui ne se doute pas que je l'ai observée, que je l'ai photographiée, que je parle d'elle aujourd'hui.
Je ne peux vous décrire son visage, je ne peux vous parler de ce qu'elle lit, je l'ai vue de si loin. Elle est pour moi, simplement, la Lectrice.
Assise au coin du banc, dans un petit rayon du soleil rare de mars, comme si le besoin de lire, irrépressible, l'avait jetée là d'un seul coup, malgré le froid et l'inconfort.
Mince et frêle dans un paysage dévasté par on ne sait quelle tempête, posant dans ce chaos l'ordre serein d'une pensée.
Seule, et pourtant de la couleur exactement des troncs et de la terre, dans un accord si profond avec ce qui l'entoure qu'on l'en distingue à peine.
Très vieille sans doute, mais si ardente, absorbée, rajeunie par le texte.
Courbée, non sur elle-même, mais sur l'autre monde des pages, où tout va droit sur la portée des phrases, dans l'équilibre des chapitres.
Heureuse du soleil et soucieuse du froid, consciente du réel dans son petit manteau brun, sous son béret de laine, mais au-delà aussi, ailleurs, très loin, dans la passion de lire.
Immobile et veillant sur son sac familier, marchant pourtant du pas des conquérants, sur des rivages inconnus, sans autre bagage que ce peu de papier et d'encre que serrent ses doigts gourds.
Enfant, sans doute, puis jeune fille, et femme enfin, elle lisait ainsi, dans un jardin, au bord de l'eau, sur une balançoire à la planche pourrie, sur des plages balayées par le vent, dans l'autobus, n'importe où... Et, tout près de mourir maintenant, dans le petit volume dont elle tourne les pages emplies de lumière et de murmures, elle écoute en silence la voix éternelle des heures une à une passées, jamais tournées, jamais pâlies, dans la conversation sans fin des livres, où bruisse, au vent des tempêtes et des désastres, au calme des bancs de bois dans les petits jardins, au grand fracas des foules et des rues, au bord des chemins clairs que le soleil trace dans l'ombre, le monde entier.
Une lectrice, la Lectrice, je vous dis.