La Côte Sainte-Catherine
"Puis, d'un seul coup d'œil, la ville apparaissait.
Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s'élargissait au-delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite d'un mouvement monotone, jusqu'à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d'en haut, le paysage tout entier avait l'air immobile comme une peinture ; les navires à l'ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l'eau de grands poissons noirs arrêtés."
Flaubert, Madame Bovary, troisième partie, chapitre V
Avant d'entrer à Rouen, nous avions voulu nous arrêter au sommet de la Côte-Sainte-Catherine, pour contempler, non le panorama annoncé sur les guides touristiques, mais le paysage qu'aperçoit Emma Bovary, emportée par l'Hirondelle vers la Babylone provinciale qui la brûlera au feu de ses passions.
Et, malgré les destructions, malgré les constructions nouvelles, nous l'avons reconnue aussitôt, la ville qui faisait battre le coeur d'Emma, "descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard", "s'élargiss[ant] au-delà des ponts, confusément", "immobile comme une peinture" avec ses "navires à l'ancre tassés dans un coin"...
Voir ce que voit madame Bovary... comme si elle était vivante autant que nous, ou comme si nous étions aussi vivants qu'elle...
C'est un tel miracle que cette création d'un monde par le roman, qui ne dispose pourtant que de mots, ces faibles outils qui nous déçoivent chaque jour. Mais ils ne pourraient rien, les romanciers maîtres des mots, s'ils ne jouaient de tout leur art sur nos coeurs d'avance séduits. S'ils ne frappaient pas, comme les touches inertes d'un piano frappent les cordes sonores toutes prêtes à vibrer au fond de son grand corps sombre, la corde toujours tendue de notre insatiable désir de fiction.
Car nous sommes des êtres de récit : tout ce que nous vivons, nous le changeons en récit, et tout ce que nous racontons prend vie. De notre vie nous ne vivons vraiment que ce que nous pouvons en raconter, et nous vivons autant de vies que nous pouvons en raconter.
J'ai lu quelque part qu'on soigne ainsi les victimes dont les souvenirs post-traumatiques sont impossibles à affronter : en leur proposant de leur histoire des récits supportables, qui peu à peu se substituent à l'expérience irracontable. Alors la fiction remplaçant peu à peu l'horreur permet à la vie de se reconstruire, comme un roman dont on aurait déchiré les pages trop noires, pour les remplacer par de plus claires. C'est troublant, c'est peut-être inquiétant, et pourtant c'est si simple, si humain : nous ne sommes que récit, et la fiction est notre unique vérité. On prête à Flaubert ce mot : "Emma Bovary, c'est moi"... Peut-être n'est-il pas authentique, mais rien n'est plus certain : Emma, c'est lui, c'est moi, c'est nous, ce n'est personne, et c'est toujours elle.
J'ai lu quelque part qu'on soigne ainsi les victimes dont les souvenirs post-traumatiques sont impossibles à affronter : en leur proposant de leur histoire des récits supportables, qui peu à peu se substituent à l'expérience irracontable. Alors la fiction remplaçant peu à peu l'horreur permet à la vie de se reconstruire, comme un roman dont on aurait déchiré les pages trop noires, pour les remplacer par de plus claires. C'est troublant, c'est peut-être inquiétant, et pourtant c'est si simple, si humain : nous ne sommes que récit, et la fiction est notre unique vérité. On prête à Flaubert ce mot : "Emma Bovary, c'est moi"... Peut-être n'est-il pas authentique, mais rien n'est plus certain : Emma, c'est lui, c'est moi, c'est nous, ce n'est personne, et c'est toujours elle.