Cannes à pêche
"Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l'air.
(Aloysius Bertrand, "Ondine", Gaspard de la Nuit)
Au bord du plan d'eau, le dimanche, c'est un fouillis de cannes à pêche, longues et minces libellules de toutes les couleurs. Les pêcheurs vont de l'une à l'autre. Gens calmes et silencieux, ils restent là des heures, surveillant peu leurs lignes, regardant beaucoup l'eau.
Sur le flot vert où se trempe le ciel, bel oiseau assoiffé qu'ébouriffent les branches, vont en famille les canards bruns, promeneurs du dimanche, autres pêcheurs très silencieux. Des araignées marchent sur l'eau comme des Christ délicats, les saules immenses ouvrent au vent les rideaux tremblants de leurs tentes.
Et les carpes, au milieu de l'étang, font leurs ronds de danseuse, happant à la surface une mouche étourdie, un brin d'herbe qui passe.
Il arrive, quelquefois, que l'une d'elles aille en rêvant se pendre à l'hameçon. Le pêcheur, alors, tiré de sa torpeur, hésite un peu. Si par hasard la carpe est large et qu'elle luit au soleil, désirable, de tous les reflets de l'étang, il la pose doucement dans sa musette, et longtemps la regarde s'éteindre ; le plus souvent, il la rejette à l'eau - petite carpe deviendra grande, et le pêcheur est si patient...
Vient-on vraiment, le dimanche, au plan d'eau, pour pêcher des poissons ?
Ne vient-on pas plutôt pêcher en songe les reflets qui éclairent la peau brune des vagues, le tremblement des saules, et la langueur du jour qui passe ?
La lumière du matin tisse d'or frais chaque sillon du flot, l'après-midi on voit voguer sur l'eau lente l'ombre des arbres bleus, le soir teinte d'ivoire et de sang tiède l'eau qui s'approfondit, tandis que vient la nuit, de son pas velouté de fauve.
Et les pêcheurs qui tout le jour attendent, paisibles, face à leur image qui tremble et lentement s'efface en se mêlant au flot, ne sont-ils pas, tout simplement, dans ces humbles dimanches de la vie, près de leurs cannes à pêche, les sages de ce monde, restés sur le rivage ?