Le premier oeil
— Ce que c'est que cela ?
Un oeil. L'oeil ouvert d'une grenouille, sous la grille qui protège, au Jardin des plantes, le précieux "cératophylle émergé".
— Et alors ?
— Alors ? quand je l'ai aperçu, cet oeil, émergé immobile et pur de la couche de lentilles qui stagnait sur l'eau sombre, ouvert comme un trou de serrure sous les mailles serrées du grillage, il m'a semblé apercevoir le premier oeil. L'oeil qui jadis, le premier le tout premier, s'ouvrit sur le monde et s'arracha à la prison de l'ombre.
Le premier oeil, le premier regard du poisson impassible ou du lent saurien.
Le premier miroir dans lequel tout se refléta.
Car un jour il y eut l'Oeil.
Un beau matin du temps qui n'était pas encore le Temps, il y eut le Regard. Et le Tout, se penchant sur lui-même, animal fasciné, cessa d'être le Tout pour entrer dans le grand désordre qui devait un jour mener au Moi, à Dieu, au Sens, au Temps, et à toutes les énigmes que tissent, en un grillage implacable chaque jour plus serré, nos questions insolubles.