L'île Mabon
Je réédite aujourd'hui ce petit texte, écrit il y a juste quatre ans.
En l'honneur de cette fresque au profil de jeune femme et aux mains d'île en fleurs, qu'on ne verra plus jamais, rue de cette île Mabon qu'on n'a jamais revue...
La forme d'une ville change plus vite, hélas...
"Elle était pourtant bien jolie la petite île Mabon que les navigateurs venant de la mer apercevaient d'abord, avec ses longs peupliers, bouquet verdoyant dont les hautes tiges semblaient sortir de la Loire. En ce jardin flottant, la vie était ardente et douce, selon les jours."
(Gilbert Dupé, Le Bateau à soupe)
L'île Mabon, ce n'était pas grand chose : une flaque de boue, piquée d'herbes et d'oiseaux, de peupliers hirsutes et de fleurs d'angéliques, au milieu de la Loire. Elle dérangeait le passage des vapeurs, faisait obstacle à l'essor des chantiers navals. On s'en plaignait beaucoup, de cette vieille Mabon inutile et crasseuse. Un jour enfin qu'on était vraiment las de la voir s'obstiner, on l'avait attaquée, nivelée, culbutée, enfoncée à coups de mines, pelletée sous le fleuve.
Alors, sans qu'on sache pourquoi, l'île Mabon avait commencé, comme un spectre, à revenir.
Ce fut d'abord certains étés, quand l'eau se retirait, qu'on voyait onduler dans les plis de la vase son dos de bête brune. Puis elle revint de plus en plus souvent. Les ouvriers des chantiers cherchaient son regard vert sous le flot gris, et ils la regardaient s'avancer sur les vagues en sirène légère. Sur le port les badauds se penchaient aux anciens parapets, pour épier le parfum de ses fleurs abolies, la tendre voix de ses oiseaux noyés.
Plus tard on se mit à semer son nom dans la ville, à en orner des rues, des squares et des cafés.
On avait oublié le radeau de boue sale et sa flottaison d'arbres grêles, on ne se souvenait que de l'île jolie. La vie, jadis, en ce jardin flottant du passé disparu, était si ardente et si douce...
Qui n'a dans sa mémoire, comme les gens d'ici, une petite île Mabon, pauvre brin de passé qui d'avoir disparu s'est changé en bouquet, à jamais verdoyant ?