L'homme qui crie (réédition revue)
J'ai photographié l'homme qui crie au château de Blois. Anonyme et obscur, barbouillé de lichens, de mousses et de larmes, érodé de poussière et de pluies, on le remarque à peine parmi les gargouilles du toit.
Il se tient si obscur, au-dessus de la grande statue de Louis XII, le roi pensif qui s'en va vers l'Histoire, noble et raide, sur son cheval caparaçonné d'or.
L'homme qui crie jouait simplement du chalumeau, musicien de la fête parmi les autres musiciens, et soudain l'ombre est tombée sur lui.
La vieille douleur des hommes s'est avancée, elle l'a touché de son doigt pâle et mort, tordant d'un long cri tout son corps. Il a tenté de se redresser, pour chercher tout là-bas la paix, et poser ses yeux agrandis de malheur sur ce regard d'en-haut qui pourrait consoler ceux qui souffrent.
Le ciel l'a oublié.
Et, d'en bas, nul ne l'a entendu. Il était si loin, si laid et gargouillant, au bord du toit. Et puis il y en avait tant d'autres, qui criaient comme lui sur la terre. Cela durait depuis tant de siècles que tous étaient devenus sourds.
Tout à l'heure, l'homme qui crie reprendra son instrument. Il recommencera à jouer son morceau. Car il n'y a rien d'autre à faire. Et peut-être même, il jouera une marche pour saluer le roi qui va, sur son grand cheval blanc, par les durs chemins de l'Histoire tout semés de guerres, d'incendies, de massacres, de désastres, de famines et de pestes. Du roi qui va, sur son cheval de pierre, noble, raide et pensif, et ne peut s'attarder près de cette longue douleur, qui passe d'homme en homme, depuis des siècles, dans le grand cri muet des peuples.