L'heure bleue
Nantes - Pont de Pirmil
"On l'appelle le Pont sous l'eau, parce qu'il est totalement immergé ; il y a autant d'eau au-dessus qu'au-dessous de ce pont"
(Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette)
Il y a une heure, le soir, douce comme velours, une heure magique, où le jour se reflète en ses rêves, où le soir se repose, qu'on appelle l'heure bleue.
Entre le ciel et l'eau le monde se balance comme un bateau à l'ancre. L'ombre déplie ses ailes lentes, et l'on entend tout bas, dans le duvet des songes, battre le coeur du temps.
En traversant la Loire hier sur le pont Clemenceau, tandis que descendait l'heure bleue, dans les derniers haillons du couchant, j'ai vu le pont de Pirmil, tout bruissant de voitures, de bus et de tramways, se renverser et se cabrer, merveilleux, au miroir pur de son reflet.
Je me suis souvenue de ce pont sous l'eau, que doit traverser Gauvain, le compagnon de Lancelot, pour aller délivrer la reine Guenièvre. Un pont sous l'eau... cela semble si étrange... et pourtant... il était là, devant moi, le pont sous l'eau.
Le pont sous l'eau, c'est le pont des reflets, qui va vers l'autre monde, c'est le pont à l'envers, que dessinent les ombres, celui qui joint les deux rives du temps, celui qui va tremblant, dans l'heure unique et bleue, sur la trace des songes.
Et même dans nos villes, sous nos arches immenses de béton et de fer, dans le fracas des rues, partout où nous passons, s'ouvrent des ponts sous l'eau, des passerelles de reflets, glissant sans parapets vers ces îles inconnues que dessinent nos rêves, au fond bleu de nos âmes.