L'étoile et la vieille
L'étoile et la vieille, de Michel Rostain, éditions Kero, mars 2013
Rien ne me préparait à lire ce livre, d'un romancier que je ne connaissais pas, évoquant une "étoile" qui n'a jamais brillé dans mon ciel, puisqu'il s'agit d'Yvette Horner, accordéoniste aux cheveux flamboyants que certes je n'ai jamais méprisée, mais que je n'avais jamais, jusque-là, imaginée autrement que souriante et valsante, dans un décor stroboscopique, sur un plateau kitsch et toc, chez Guy Lux ou Michel Drucker.
Mais en observant la quatrième de couverture, j'ai été frappée de lire que l'auteur, Michel Rostain, avait reçu en 2011, pour un roman précédent, le Goncourt du premier roman, alors que, né en 1942, il avait déjà 69 ans. Je me suis souvenue de François Truffaut découvrant dans un bac de livres soldés Jules et Jim, premier roman d'un auteur de 74 ans (ce n'était bien sûr pas tout à fait vrai), et l'ouvrant parce qu'il voulait, a-t-il dit (je cite à peu près, n'ayant pu retrouver l'exacte formulation), savoir ce que ce pouvait être qu'un jeune écrivain de 74 ans.
L'auteur de L'étoile et la vieille n'avait que 71 ans... je pouvais bien acheter le livre.
Michel Rostain s'est librement inspiré, dit-il, d'un spectacle improbable qu'il a tenté de monter, en 2002, lui qui avait fait carrière comme metteur en scène d'opéras, avec Yvette Horner la "popu" (sic). De celle que dans son récit il appelle Odette, ce connaisseur de Tchaïkovsky a fait une sorte de "dame de pique", luttant de toute son autorité d' étoile, de tout son désir de musique, de toute sa folie de vivante, contre la vieillesse, le déclin et la mort, puis s'écroulant, le soir de la première, dans le délire et les vomissures, incapable d'affronter l'épreuve.
Elle est belle, cette Odette, comme d'autres vieilles femmes que j'ai connues, lutteuses héroïques, pitoyables et superbes, menant fièrement ce combat que peut-être nous ne saurons pas mener, et s'écroulant comme des reines. Elle m'a émue, et je l'ai admirée.
Mais c'est autre chose qui m'a frappée dans ce livre. Et c'est de cela qu'il me semble important de parler.
Le coeur du roman, je crois, est dans cette scène, en apparence marginale, où le narrateur raconte qu'il a fouillé, pour y chercher des médicaments, dans le sac d'Odette, et en a retiré un cahier intitulé : "Mémoire". Dans ce cahier froissé la "vieille" notait tout, pêle-mêle, tout ce qu'il ne fallait pas oublier ("prise de sang mardi 9 heures", "chaussures", "Alexandre"... ), tout ce dont l'oubli aurait pu déclencher bien d'autres catastrophes que des prises de sang manquées ou des courses incomplètes, tout ce qui, en cas d'erreur, aurait pu mener au désastre définitif, au naufrage même de la pensée prise en défaut. Le centre obscur de cette histoire d'étoile, c'est en fait cela, ce soupçon incessant, cette hantise de la démence, de tout ce qu'on résume aujourd'hui par le mot Alzheimer. Ce doute, qui peu à peu s'empare de tous, d'Odette, de son entourage, du metteur en scène, surtout, et qui affleure sans cesse, à chaque erreur de l'artiste, à chaque trébuchement de la mémoire, quand le cahier ou la partition font défaut.
Et, quand on referme le livre, on se dit que ce n'est pas la veillesse qui l'a abattue, cette Odette, que c'est bien plutôt cela. Le doute. Ce doute dont le narrateur la poursuit, ce doute dont on torture aujourd'hui tant de "vieux", toujours suspects de défaillances, épiés, jugés, tremblant comme des enfants de manquer leurs examens.
Je crois qu'être vieux, être très vieux, comme Odette, cela ne devient vraiment effroyable que lorsqu'on a le malheur d'entrer dans l'ère du doute. Lorsque, pour faire face au soupçon des autres, à ce procès en déclin de la pensée qu'ils intentent à ceux dont le premier tort est d'avoir passé l'âge, on est contraint de serrer dans son sac à secrets, pour le relire sans cesse en cachette, le pauvre cahier de mémoire, dont les pages s'arrachent, où le crayon dérape, et où les mots se brouillent.
Pourquoi le narrateur n'a-t-il pas fait confiance à Odette ? pourquoi n'a-t-il pas cru son intelligence intacte malgré la fatigue et l'angoisse, pourquoi a-t-il voulu sa chute - car, bien qu'il s'en défende, il est évident que cette chute, c'est lui qui l'a voulue, qu'il n'a été metteur en scène de rien d'autre que de cette chute - ?
Elle était si forte, elle luttait si loyalement. Avait-il, lui, plus très jeune déjà, comme on dit, avait-il tellement peur de vieillir ?
Autour de nous, combien d'Odette ? et combien de metteurs en scène naufrageurs ?