L'ergate forgeron
Je l'ai trouvé dans mon jardin il y a quelques jours... C'est une sorte de capricorne, un longicorne, insecte sombre et de grande taille, qui se nourrit de bois mort. Je l'ai posé sur un morceau de papier pour mieux l'observer. Puis j'ai sorti mon guide des insectes. Après réflexion, j'ai décidé que c'était un ergate forgeron - je me suis peut-être trompée...
On disait dans le guide que ces insectes sont cruels et se dévorent entre eux. Qu'ils mordent aussi, sauvagement, le doigt des imprudents qui les ramassent à terre...
Mais devant moi, sur le morceau de papier, mon sombre forgeron était aussi vulnérable sous sa carapace qu'un chevalier français prisonnier de sa lourde armure, à la bataille de Crécy. Et il agitait ses si longues antennes avec la délicatesse d'un funambule maniant son balancier au-dessus du vide. J'ai retourné la feuille. Il est tombé sur le dos, posant sur son ventre ses pattes en croix, résigné à mourir, aussi pitoyable que le pauvre Gregor Samsa de La Métamorphose.
Soldat et cannibale, forgeron et artiste, vaincu agonisant, il était tout cela. Terrible, splendide, et tellement fragile... Semblable, en somme, à chacun d'entre nous - qui nous disons humains.
J'ai mieux compris Kafka.
J'ai mieux compris Linné aussi, s'ingéniant à décrire et à nommer le monde, pour rester, au-dessus de la mêlée grouillante des bêtes et des plantes, le savant et le maître.
Et j'ai remis sur ses pattes, déesse magnanime, mon longicorne, pour qu'il s'en retourne à sa vie d'insecte.