L'éphéméride (réédition revue)
Dans ma cuisine, chaque début d'année, j'accroche un de ces petits calendriers qu’on appelle des éphémérides – vous savez bien : à chaque jour correspond un feuillet, qu’on arrache à mesure.
Quand un jour est achevé, bien mort et oublié, il faut arracher la page, et passer à la suite. Le calendrier, d'abord si épais, si bien carré sur sa nouvelle année, de jour en jour maigrit, maigrit, maigrit, impitoyablement, et au 31 décembre, hop, c'est fini, il suffit de déchirer la dernière page, de jeter aux ordures le petit squelette de carton, et de fixer au clou une autre éphéméride - toute neuve et fraîche.
Mais moi, non... je n’arrive pas à arracher les pages – le calendrier reste la plupart du temps comme il est, bloqué au 5 janvier quand nous sommes au 9 février, par exemple... Et, quand enfin je me décide..., les pages arrachées, je ne parviens pas à les jeter. Jamais. J’en fais un petit tas tremblant que je dépose sur le sommet du réfrigérateur où il se couvre lentement de poussière. D’année en année les petits tas s’accumulent et s'écrasent là-haut, gris et las, châteaux de jours frangés de sale qu'effondre la marée du temps. Et je ne me résous jamais - je ne dis pas même à m'en débarrasser - mais simplement à remarquer que la poussière y fait son nid, et l'araignée tous ses festins.
Pourtant, je m’en souviens très bien, lorsque j'étais enfant, mes grands-parents de Guéret accrochaient eux aussi dans leur cuisine une éphéméride, illustrée des dessins humoristiques et des piteuses plaisanteries de l’almanach Vermot - qui me semblaient, en ce temps-là, aussi spirituelles et distrayantes qu'une page de ce Journal de Mickey auquel ils m'abonnaient chaque année.
Les jours s'inscrivaient en chiffres énormes et rouges sur les feuilles très minces, si agréables à chiffonner. Je m'amusais à les réduire en boules minuscules et compactes, ainsi que je le faisais pour les emballages de bonbons, avant de les jeter comme du grain dans la corbeille à papier.
C’était un tel plaisir pour moi chaque matin d’arracher la vieille page et de découvrir la nouvelle.
Arracher les pages usées avec le mépris qu'on a pour les vieux jouets cassés, rire un instant de la journée qui s’annonçait, puis chiffonner pour l'oublier le chiffre rouge des jours éteints, c’était alors une si pure joie...