L'engoulant
L'engoulant, c'est cette mâchoire de dragon qui orne souvent le coin des poutres maîtresses des plus belles maisons médiévales. C'est cette gueule clouée sur sa morsure qui permet de joindre solidement une poutre horizontale à une poutre verticale, et dont le masque hideux sert de renfort. On n'en a conservé que quelques-uns, de ces engoulants d'autrefois, et j'ai photographié celui-ci à Blois, ville de rois et d'anciennes merveilles.
L'engoulant, c'est, en somme, la part du Mal dans le bel édifice que pensa l'architecte.
Car la Bête, on le sait, partout rôde, et partout menace, et toujours veut détruire ce qui pourrait lui échapper. Aussi - nos ancêtres l'avaient compris -, si l'on veut s'en débarrasser, il faut la laisser entrer au logis, lui faire sa place en la maison, en la logeant en quelque lieu où sa férocité pourra servir. Elle plantera ses dents comme des clous dans la bâtisse, qui n'en sera que plus solide, et, pendant qu'elle sera occupée à mordre goulument les poutres, elle sera bien en peine d'engloutir l'édifice. Et puis, ils avaient, je crois, cette conviction, ces anciens constructeurs, que le temps, la patience, l'ordre harmonieux des jours, à la grâce de Dieu, viendraient à bout de tant de hideur, et que les crocs émoussés de la Bête se confondraient si bien avec la vieille poutre, plus tard, qu'on n'en devinerait plus le dessin féroce qu'à grand effort, et qu'ils finiraient même, peut-être, par devenir tout à fait acceptables.
Ceux qui ont inventé l'engoulant avaient une confiance infinie dans le pouvoir du Bien et du Beau à tout réunir en eux, au bout du compte et du décompte, dans la grande maison du monde.
Mais nous sommes d'un siècle où tant d'édifices se sont effondrés, que nous avons laissé fuir l'engoulant, et voilà que, délivré de sa poutre, il va libre et hurlant, à la haine à la mort, dans les ruines fumantes de nos illusions écroulées.