L'écraseur d'heures
Quand j'ai photographié, tout à l'heure, ces enfants qui passaient, dans la nacelle de leur petite montgolfière, près de l'écraseur d'heures, sur le Manège magique, je me suis souvenue de la petite fille que j'avais vue dans le tramway, en venant.
Une blondinette toute pâle, assise très petite près d'une femme assez âgée en jupe fleurie qui devait être sa grand-mère.
A vrai dire je ne les aurais remarquées ni l'une ni l'autre si, brusquement, je n'avais entendu ce dialogue :
"Il sera là, tout à l'heure, mon papa ?
-Il est mort, ton papa. Il y a déjà un an qu'il est mort, ton papa. C'est pour ça que ta maman est toute seule".
La femme parlait lentement, de façon à être parfaitement comprise de l'enfant, et dans chacun de ses mots, méthodiquement, définitivement, elle écrasait l'espoir, heurtait à l'impitoyable réalité le rêve de l'orpheline. Avec la certitude de faire ce qu'il fallait.
La petite fille, enfoncée sur son siège, regardait dans le vide, et se taisait. Elle avait vraiment l'air toute petite, toute pâle, près de la femme qui maintenant souriait - comme on sourit dans la conscience du devoir accompli.
Quand je suis passée près du Manège magique, que j'ai aperçu ces enfants - cette petite fille surtout, cette autre petite fille, qui regardait l'écraseur actionner sa machine, étirer les cadrans, et hacher lentement, méthodiquement, en justicier sûr de son droit, les aiguilles du temps -, il était trop tard, la femme du tramway avait depuis longtemps entraîné l'enfant hébétée.
Pourtant. Ne peut-on les laisser rêver un moment, tous les enfants qui souffrent ?
Ne peut-on les laisser, juste une fois, grimper dans la montgolfière, s'approcher de l'écraseur d'heures, et reprendre leur tour dans le grand manège du bonheur qui ne finira pas ?