l'écrasé
On ne le remarque pas immédiatement, tout en bas, l'écrasé. Une tête de caillou, vaguement dessinée en visage, deux yeux sans prunelles, un nez comme un morceau d'os, une bouche sans lèvres : rien d'autre ne laisse deviner le corps de bête plate qui s'est pétrifié là, fossile informe, parmi les pluies et les ordures du trottoir.
Pourtant, toute la vieille maison, avec ses poutres et ses murs, ses vies, ses ombres, ses joies et ses mystères, repose sur lui.
Il est peut-être le mal, il est peut-être le bien, il est peut-être le désir, il est peut-être le malheur, il est peut-être l'orgueil du riche, il est peut-être la rude pauvreté, il est peut-être le désespoir, il est peut-être l'amour - il est peut-être un peu de tout cela. Comment savoir ? Il y a si longtemps que la maison est bâtie, et puis elle est si belle, si imposante, qu'on n'ose plus l'interroger...
Il se tient silencieux, ni mort ni vivant, juste là, soutenant ce qu'on a construit, attendant. Il porte tout le poids, lui l'écrasé, de ce qui monte et se déploie, de ce qui grandit et se laisse admirer. C'est bien lourd, c'est si lourd... Mais de toutes ses forces il résiste, il s'emploie à rester toujours là, à ne pas se briser, à ne pas s'effacer tout à fait.
Ainsi en va-t-il de tout ce que nous bâtissons. On voudrait l'oublier, mais toujours, tout en bas, se tient, silencieux et patient, cela qu'il fallut écraser pour poser l'édifice. Cela qu'il fallut écraser, mais qui ne meurt jamais.