L'armée des nains
"Liberté, égalité, fraternité", de Sim Flemons et John Warland - Festival "Jardins des délices, jardins des délires", Chaumont-sur-Loire.
J'ai admiré, dans les jardins du château de Chaumont-sur-Loire, cette extraordinaire armée de nains de jardin avançant immobile, nombreuse et résolue comme l'armée de terre cuite de l'empereur Qin.
Au pied des tours du vieux château au bois dormant, ils veillaient, armés de leurs râteaux d'enfants, sur le bon ordre des allées, braves soldats des républiques au bon coeur d'or, Candides des jardins de l'histoire sous leurs mitres pointues de coprins chevelus.
A moins qu'ils ne se soient apprêtés, marchant devant le drapeau révolutionnaire en berne qu'un orage pourrait bien soulever, à une obscure nuit du 4 août, ces minuscules travailleurs aux ombres longues, lourdement plantés sur le sol, et trempés au métal de leurs mines profondes.
Comment savoir ?
On en voit partout, maintenant, de ces nains de jardin. Il paraît qu'on en vend même au Japon. Tous semblables ou à peu près, ils vivent dans les jardins de banlieue, sur les terrasses et les balcons fleuris, fierté de leurs propriétaires. De temps en temps le Front de libération des nains de jardin (FLNJ) en dépose un paquet à un rond-point, ou sur une île bretonne - l'Association de défense des nains de jardins (ADNJ) proteste alors avec vigueur... et plus personne n'y pense.
Leur origine est trouble, leur signification est obscure. Une seule chose est certaine : en ces modernes lutins de résine, moulés en usine et vendus en supermarché, mais si ostensiblement, si kitschement, si résolument ridicules et désuets, s'affirment tout à la fois, dans un curieux mélange, la soumission tranquille aux normes et aux stéréotypes, et l'irréductible orgueil des petites gens, défiant sourdement les lois du bon goût.
Et c'est vrai qu'ils seraient une armée, une immense armée, si on les rassemblait, ces millions de nains, images et dieux lares de millions d'humbles existences.
Ils gardent, l'air de rien, sentinelles ventrues et malicieuses, des enclos laborieux où l'on râtisse et peine. Ils rappellent au passant, dans le bougonnement de leurs lèvres barbues, que le jardinier qui vit là, le brave homme soucieux de bien faire, qui orne son chez-soi d'objets standardisés qu'il se procure à la jardinerie du quartier, garde toujours en lui un petit fond d'audace, d'humour et de colère, pas bien méchant, attendrissant, et vieillissant, insignifiant peut-être, mais dont il faut vous méfier, tout de même, puissants habitants du beau château au bois dormant...