L'appareil-photo
Un étrange photographe affiche en ce moment ses images dans la ville. Il semble se faire appeler monsieur O.
Il découpe en petits carrés et en petits rectangles des reproductions de ses photos, et il les scotche sur les grillages. Un morceau de papier par maille comme en son petit cadre, et, bientôt, l'image entière apparaît, à la façon d'un puzzle, un peu tremblante, légèrement irrégulière, approximative, avec l'air de vouloir bientôt se défaire, au vent et à la pluie, pour redevenir le petit tas d'énigmes qu'elle était avant qu'on en assemble les fragments.
Je n'ose imaginer le temps passé à ce bizarre travail... Sur l'un de ses chevalets de fil de fer, au fond d'un square obscur, le photographe aux carrés de papier a même accroché son appareil photo - de papier lui aussi : trois morceaux scotchés du dessin stylisé d'un vieux compact argentique - un ancien Kodak, par exemple, ou bien un antique Contax, un Fujica gainé de simili-cuir...
J'ai regardé cela d'abord avec un peu de dédain. Et puis je me suis dit qu'il n'avait pas tort, ce curieux monsieur O. Car la photographie, finalement, n'est rien d'autre : l'art minutieux de découper le monde immense, le monde entier, en une multitude de petits carrés ou de petits rectangles.
Afin, sans doute, que chaque petit carré, chaque petit rectangle, détaché, solitaire, humble fragment du tout, se révèle être lui-même un monde.
En tout cas le monde - le monde immense, le monde entier -, ainsi découpé, encadré, recadré, se révèle très différent de ce que l'on croyait. Alors, étonné, on s'approche : "Tiens, mais qu'est-ce que c'est donc ? " On regarde, on se demande... ah ça mais ça alors c'est bien beau que c'est laid c'est bizarre que c'est drôle je n'aurais jamais cru ah vraiment c'est si... Peu importe : on regarde, on ne passe pas tout de suite son chemin, comme on le faisait jusque là.
Et c'est bien l'essentiel.