"Je suis un Artiste"
Il y avait une large assiette de métal pour recueillir les dons. On y trouvait plus de monnaie de cuivre que de billets... J'ai déposé mon obole, et j'ai demandé si je pouvais photographier la palette du peintre.
- Mais bien sûr, madame !
Cela lui faisait plaisir, apparemment, que je fixe ainsi cette oeuvre de craie, que vent et pluie disperseraient, ou que peut-être il effacerait lui-même, avant de quitter le trottoir pour rentrer dans la longue nuit d'hiver des pauvres et des vagabonds.
La palette éclatait de couleurs, elle était vaste et taillée pour tournoyer autour du bras d'un de ces peintres en gloire qui oeuvrent pour les musées et pour l'éternité. Posée sur le sol comme un bouclier, elle avait l'air d'attendre que quelqu'un se penche sur elle, la saisisse, se redresse et combatte enfin - pour le peintre couché sur le trottoir, ou pour tant d'autres encore.
"Je suis un Artiste", disait l'inscription à la craie, "et moi je ne gagne pas d'argent, si ce dessin vous plaît, aidez-moi."
"Je suis un Artiste"... étrange affirmation... Car qu'est-ce qu'un artiste, plus encore un Artiste - puisque majuscule il y a -, sinon celui que d'autres - Artistes reconnus, évidemment - reconnaissent pour tel ? Est-il possible de se faire artiste ? N'adoube-t-on pas l'Artiste au plat de l'épée de célébrité - ou du moins aux clichés de la renommée médaillée ? Mais peut-on devenir un Artiste sous le regard d'autrui si l'on n'a pas, un jour, dans la solitude et l'obscurité, crié fièrement, absurdement, à l'humanité silencieuse, et qui s'en moquait bien : "Je suis un Artiste" ?
Et puis, et puis... dans un monde où toute valeur se mesure à l'argent, un artiste de valeur peut-il ne pas gagner d'argent ?
Le peintre du trottoir n'était-il pas, du reste, plus qu'aucun autre, taraudé de toutes ces questions qu'il prétendait nier, puisqu'il sollicitait notre regard, nous demandant s'il nous plaisait, le dessin gigantesque et vivement coloré qu'il déployait sous nos pas, nous implorant de payer, pour le lui dire, en monnaie trébuchante...
Je crois que sur ce bout de trottoir se tenait bien l'Artiste, dans sa splendeur et sa misère. Avec son désir d'être seul, de se créer lui-même comme un dieu - et son appel désespéré à autrui, au regard qui fait être le beau, qui fait grandir le vrai. Avec son désarroi, de voir que sa valeur, quand bien même on accepterait de payer à millions pour s'en convaincre, ne pourra jamais, sur l'échelle des biens humains, dépasser l'infime - cuivre luisant et teintant, petite monnaie des rêves qui n'achètent que d'autres rêves. Avec sa certitude aussi, de savoir que seul cet infime est précieux.
Avec son acharnement, surtout, son obstination à continuer toujours, à continuer quand même. Car, tandis que je photographiais sa palette, près de l'assiette de métal oubliée, le peintre ne cessait de travailler, au milieu des passants indifférents, élargissant sans fin ce qui, j'en pris conscience en le quittant, était en réalité un immense autoportrait.