Traité du corbeau
Alors que je feuilletais le livre d'or de l'une des expositions de la "Quinzaine photographique" nantaise, je suis restée en arrêt devant cette étrange lettre de dénonciation.
On n'a pas si souvent l'occasion de lire de vraies lettres anonymes rédigées à plume de corbeau. On a moins souvent encore l'occasion de trouver dans de telles missives empâtées de haine, de vulgarité et de fautes d'orthographe, la riche matière d'une réflexion sur l'art.
Mais là... là, tout y était.
La disparition, d'abord. L'oeuvre incriminée était une série de photographies présentant des lieux marqués par des disparitions. Or, notre corbeau, prétendant "reconnaître" Saint-Palais, nous affirmait, de sa plume trempée dans l'encre épaisse du bon sens, qu'il n'y avait "jamais eu de personnes disparues" à Saint-Palais. Admettons qu'il ait sincèrement cru reconnaître Saint-Palais (bien que sur ces vues de détail on se demande quels indices auraient pu rendre possible une telle reconnaissance)... Qu'il n'y ait jamais eu de disparitions à Saint-Palais, cela pourrait être vrai, à la rigueur, au sens étroit des faits-divers (et encore, j'en doute). Mais au véritable sens, au sens humain du mot, est-ce seulement imaginable ? Existe-t-il un seul lieu humain qui ne soit pas hanté par la disparition ? L'humanité elle-même n'est-elle pas une continuelle "disparition", et n'est-ce pas l'unique mission de l'artiste, que de saisir les traces infimes, laissées où que ce soit, dans les lieux même les plus anodins, les plus apparemment dénués de secrets, par la disparition ?
Quant à la véracité... c'est très intéressant aussi, la véracité, car rien en art ne peut jamais être ni vrai, ni faux. Une fois saisie par l'artiste, la réalité s'échappe aussitôt à elle-même, pour devenir toile, photo, récit, tout ce qu'on voudra qui ne sera plus jamais le réel, et qu'on ne pourra plus jamais dire ni "vrai" ni "faux", puisqu'il sera simplement autre, insaisissable terme d'une métamorphose.
Et le corbeau le savait de reste, puisque la seule photo qualifiée de "véridique", censée représenter un pont, ne figurait - évidemment - pas dans l'exposition...
Mais l'imposture ?... ah, l'imposture ! Tout artiste n'est-il pas un imposteur, lui qui doit se changer en lui-même, se défroquer de sa banalité pour se glisser dans le costume mal cousu qu'il s'est taillé sans en connaître d'avance le patron ?
Ainsi, à l'encre antipathique de la dénonciation, notre corbeau avait écrit, en creux et à l'envers, tout à fait malgré lui, un véritable petit traité de l'art, cette imposture nécessaire, vouée à cerner l'humain comme disparition, et à échafauder hors de toute réalité un univers qui lui est propre.
Le traité du corbeau, en somme.
Mais faut-il s'étonner que la jalousie et la haine, ces passions puissantes qui remuent les êtres jusqu'en leurs profondeurs les plus boueuses, puissent rendre un imbécile aussi singulièrement perspicace ?