Il faut
Balcon - rue Crébillon - Nantes
Pourquoi suis-je là, assise dans ce salon, face à ces gens qui m'observent de loin, près de cet hôte aussi déplaisant que courtois ? Il prétend aimer la musique. Il collectionne les enregistrements rares. Ah oui ? - Oui, je dis. Oui, bien sûr... Oh, tout à fait... Oui. Oui oui.
C'est un snob méloman. Il n'y a pas de pire espèce. Il faudrait trouver une porte. Là, dans le mur, derrière la grande tenture indienne, peut-être, une porte dérobée, une issue...
Mais voilà qu'après m'avoir longtemps jaugée du regard aigu de ses petits yeux, il me demande si j'aime Mozart. - Bien sûr, oui, tout à fait, j'aime Mozart.
- Mais quoi, de Mozart ?
Comme s'il était possible de ne pas aimer tout de Mozart, de l'aimer comme on aime un être aimé, pour chaque inflexion de sa voix, pour les plus simples phrases, et même pour ses erreurs, pour tout ce qui porte sa marque inimitable et adorable. Je réponds tout de même encore une fois. Car je sais que celui qui m'interroge, dans ce coin obscur du salon, ne mettra de terme à l'interrogatoire que lorsqu'il sera absolument certain de la place où il faut me mettre - dans cette ombre du coin, définitivement, ou bien dans la lumière, là-bas, où les femmes décolletées et les hommes détendus qui m'observent sans en avoir l'air bavardent en tenant des coupes de mousseux. Je réfléchis un instant, et je réponds :
- Les Noces, la sonate K332, et ... et... Idoménée...
Heureusement que j’ai dit les Noces au lieu de Figaro, que j'ai pensé à Idoménée que personne ne connaît, et que j’ai oublié le Requiem que pourtant je vénère mais "qui n'est pas entièrement de Mozart", comme il n'aurait pas manqué de me le faire remarquer... Et la sonate K332, sur laquelle j'ai jadis peiné au piano... je n'ai pas perdu mon temps alors, finalement, car elle a été, je l'ai bien senti, du meilleur effet...
- C'est ce qu'il faut aimer, en effet, approuve mon examinateur après un temps de réflexion, puis il va me chercher une coupe de Crémant, m'autorisant ainsi à m'avancer craintivement un peu plus près du cercle de lumière, là-bas, où évoluent, avec l'aisance gracieuse et dansante qui les caractérise, les étranges papillons à ailes d'or de cette soirée mondaine dans laquelle je me suis égarée.
Il faut, c'est à cela qu'on reconnaît les snobs. Il faut avoir un blouson Chevignon, il ne faut pas avoir un beau-père camionneur. Il faut avoir pour amis les S... , il ne faut pas parler des P.... Il faut aller au festival de la Chaise-Dieu, il ne faut pas aller au Musée Grévin. Il faut aller chercher son fromage chez Androuët, il ne faut pas manger de fraises Tagada. Il faut pêcher à la mouche, il ne faut pas pêcher à la ligne. Il faut aller à Saint-Jacques de Compostelle à pied, il ne faut pas aller à Lourdes en autocar. Il faut, il ne faut pas...
Les snobs sont des êtres si fragiles, si peu assurés d'eux-mêmes, ils ont besoin de lois innombrables, de règles impérieuses. Sans sa provision de il faut - il ne faut pas, un snob s'effondrerait. Il ne saurait plus du tout qui il est, lui qui ne fut jamais que son puéril effort pour être - non, pour en être.