Ikebana
Ikebana, c'est la voie des fleurs. L'un des chemins qui mènent à l'accomplissement de soi, dans la contemplation du monde.
Le vieil homme qui était venu hier nous parler de l'ikebana, et qui avait composé pour nous ce bouquet, n'était pas japonais, mais après des années d'apprentissage auprès de maîtres japonais, il était devenu lui aussi un maître. Le bouquet était très beau, avec ses fleurs et sa tige d'asperge représentant le ciel, la terre, et l'humanité qui se tient entre terre et ciel. Mais ce n'est pas du bouquet que je voulais parler. Non... en fait, je voulais vous raconter une histoire :
Lorsqu'à la fin de la séance quelqu'un a osé demander au maître pourquoi, n'étant pas japonais, il avait consacré sa vie à l'ikebana, il a d'abord paru un peu hésitant. Puis il s'est lancé : autrefois, a-t-il dit, il était simple employé dans une jardinerie, et il était vraiment fatigué de son métier, fatigué de sa vie toute entière, qui lui paraissait vide.
Un jour il s'était rendu chez une de ses clientes âgées, qu'il connaissait depuis longtemps. Ils s'étaient mis à bavarder et il avait parlé de ce grand vide en lui. La femme alors lui avait révélé qu'après avoir connu une autre vie sans fleurs, elle était devenue maîtresse dans l'art de l'ikebana, qu'elle enseignait désormais. Elle lui avait proposé de l'initier à son tour et il était devenu aussitôt son disciple. Bientôt, il avait entièrement oublié son existence antérieure de marchand de végétaux, et il n'avait plus songé à rien d'autre qu'à se rendre au bout du monde, dans l'ignorance et la pauvreté, pour apprendre cet art de l'ikebana, dont il ignorait tout jusqu'alors.
La vieille cliente n'était pas celle qu'il croyait. Les fleurs n'étaient pas ce qu'il avait toujours vu en elles. Lui-même n'était pas non plus celui qu'il croyait devoir être toujours. Il avait eu d'un coup cette triple révélation, et il avait trouvé sa voie : la voie des fleurs, ikebana.
Sa voie, chacun peut bien finir par la trouver. Mais pour cela il faut oser prendre l'autre chemin, fût-il de ronces et de cailloux, et laisser derrière soi les pétales morts de sa vie antérieure, comme un serpent laisse sa vieille peau.
Pour accomplir sa vie, savoir quitter sa vie. Ou bien plutôt avoir un jour la force de la cueillir enfin, dans le pauvre jardin de ses échecs et de son ennui, pour en faire ce bouquet, dressé dans le triangle du ciel, de la terre et de l'humanité, qui cherchera la voie, un peu plus près de la lumière.