Fraternité
"Soi-même comme un autre", Paul Ricoeur
Je ne sais plus dans quel village nous nous étions égarés, par cet après-midi froid et gris. C'était après Angers... une erreur, une déviation peut-être nous avait entraînés là, après un lacis de petites routes. Et brusquement nous avions rencontré cette enseigne de carrelage, au fronton d'une vieille maison. C'était bon de s'être enfin retrouvés...
Fraternité, tu es le dernier mot de la vieille devise, le moins souvent cité, le moins aimé, mon préféré pourtant.
Au nom de Liberté on a écrasé tant de vies.
Au nom d'Egalité on a opprimé tant d'existences.
C'est qu'on t'avait toujours oubliée, toi, douce Fraternité, qui donnes sens à tout, qui es le fondement de toute véritable liberté, de toute égalité humaine. Toi qui partout invites douceur et compassion, partage et attention. Toi sans qui cruauté, voracité, rapacité auraient toujours le dernier mot.
A petits pas, carreau après carreau, hésitants et modestes, les hommes te dessinent, te cimentent et t'assemblent. Parfois, il faut, comme on le peut, recouper, colmater, recoller les carreaux, pour que chaque lettre ait sa place. Mais tes grands T vigoureux sont larges et solides comme ces tables hautes et bleues, à la terrasse des cafés de campagne ou de faubourgs, où l'on s'assied pour prendre un verre ensemble, après le dur travail - en frères partageant la peine et la boisson - et goûter un moment cette paix, cette joie de savoir qu'en un monde bien rude où tant de vies s'égarent, on n'est vraiment soi-même qu'en compagnie d'autrui.
Soi-même comme un autre, tout simplement.